Ikéjimé, ce mot japonais.
Parmi les mots japonais que l'on entend souvent dans les hautes - et pas si hautes - sphères gastronomiques, le plus intrigant est sans doute l'ikéjimé.
Sushi, saké, shiso, wasabi, miso … Tant de mots japonais peuplent la langue française aujourd’hui. Si tout le monde sait ce qu’est le sushi, d’autres ne savent pas que le saké1 ressemble à la bière. Que le shiso2 a toujours existé (mais plutôt dans les restaurants vietnamiens) et se prononce “shissso” et non “shizo”. Quant au wasabi3 (aussi “wassssabi”), vous ne connaissez sans doute que l’erzatz trop vert car le vrai wasabi est très cher et rare. Mais vous savez qu’il pique au nez et non sur la langue.
Alors quand on arrive à l’umami4, cela devient carrément plus mystérieux. Mélange de salé et sucré ? Cinquième saveur fondamentale ? Tant de mystères qui sont tellement à la mode… Mais dans cette broussaille de vocabulaire qui permet de briller en société, aucun mot n’est aussi prestigieux et galvaudé que l’ikéjimé.
Invisible, inodore
Ikejime ou ikéjimé ? J’ai pour habitude d’ajouter des accents car je ne comprends pas “kara-âje” pour karaage (cela se prononce “ka-ra-a-gué) même si je ne remplace pas les consonnes (je n’écris pas mon nom “Tchihilo”). Il n’y a pas vraiment de transcription exacte des mots japonais… Mais je préfère ajouter les accents en français pour faciliter la lecture.
Parmi tous ces mots japonais que l’on entend beaucoup aujourd’hui, l’ikéjimé est le plus difficile à appréhender car il s’agit d’une technique d’abattage. Dont le principe n’a rien d’extraordinaire en soi. Cela ne se mange pas et ne se voit pas dans l’assiette. Il y a de fortes chances que vous ne le saurez que si on vous le dit - est-ce pour cela qu’on le voit écrit en grosses lettres mises en avant avec des guillemets sur certains menus…?
Si l’idée de manger la chair d’un animal mort vous effraie… La suite de cet article parle de mort, de chair, de sang et de maturation. C’est un peu gore, je vous préviens.
Vous avez certainement déjà vu ces vidéos de bétail conduit à l’abattage. Les bêtes sont nerveuses, inquiètes, stressées. Le poisson est plus petit… et l’on ressent moins d’empathie pour cet animal étrange au regard fixe et globuleux, qui ne nourrit pas ses petits. Mais mammifère ou poisson, un animal stressé, fatigué, agonisant, se rigidifie et produit des substances rendant sa chair peu savoureuse. Le sang non vidé coagule, crée des hématomes, abîme la chair et lui donne mauvais goût. C’est pour cela que l’on étourdit le bétail et que l’on pratique l’ikéjimé sur le poisson. Le principe de l’évitement du stress et de la saignée est identique aussi bien pour un animal de la terre que de la mer.
En Occident, on préfère étourdir puis saigner un bœuf ou un cochon, a fortiori en France où cette étape de l’abattage est imposée par la loi. Au Japon, archipel d’îles dans une mer riche, on pourrait dire que l’ikéjimé la remplace, en écourtant radicalement le temps de mort. Bien que la raison officielle est la cruauté animale, ce n’est pas forcément l’unique motivation pour ces pratiques, qui révèlent bel et bien des différences gustatives.
La technique de l’ikéjimé
Également appelé shinkei-jimé, qui se traduit par “tuer le nerf”, l’ikéjimé est pratiqué par le pêcheur ou le mareyeur dès que le poisson est sorti de l’eau, avec l’insertion d’une sorte de pique ou gros clou à un endroit précis sur la tête. Cette opération met en état de mort cérébrale un poisson qui se débattait vivement : devenu soudainement mou, il cesse instantanément de bouger. Parfois, sa peau change même de couleur. Mais ses muscles sont encore “vivants”, et si son cœur continue de battre (permettant la saignée), il ne reçoit plus le signal du cerveau qui lui indique qu’il est en vie - puisque son cerveau est mort.
Voici les grandes lignes de la technique de l’ikéjimé (les détails peuvent varier selon le praticien et le poisson), qui sont l’affaire de quelques courtes minutes.
Perforation cérébrale avec un outil spécial.
Entaille de la queue pour dégager l’accès à la colonne vertébrale et permettre au sang de s’évacuer.
Démédulation (destruction du système nerveux) en introduisant un fil en acier (corde de piano) par l’entaille dans la queue, et en le poussant tout le long de la colonne vertébrale.
Saignée, généralement en plongeant le poisson dans de l’eau froide.
On appelle nojimé la mort “naturelle” du poisson qui agonise de longs moments hors de l’eau avant de rendre l’âme. Cela concerne l’immense majorité des poissons que nous consommons dans le monde.
Plus un poisson meurt dans des conditions difficiles (lutte, stress, convulsions, agonie, asphyxie etc.), plus il va se rigidifier rapidement. Son corps se rigidifie si vite que le muscle, brutalement sollicité, « craque ». Les fibres musculaires se déchirent, les membranes cellulaires cèdent. A la phase suivante, quand le muscle perd progressivement sa rigidité, on constate que le mal est fait : la chair du poisson est molle et le restera. Elle rendra de l'eau à la cuisson.
Ainsi, un bon ikéjimé n’est possible que sur un poisson absolument vivant sorti immédiatement de l’eau. C’est pour cette raison que cela n’a pas de sens qu’un cuisinier le pratique sur un poisson à Paris ou même en bord de mer, car pendant le temps d’acheminement, le poisson a déjà commencé à mourir.
Pourquoi l’ikéjimé ?
L’ikéjimé n’est pas un gage de qualité en soi et ne rendra pas du goût à un mauvais poisson. Mais il permettra une chose : le contrôle sur la maturation.
Toutes les chairs que nous consommons sont plus ou moins maturées, à l’exception des coquillages (que l’on mange vivants). Sans un temps de maturation minimum, une viande sera trop dure pour être mangée.
Après la mort, le rigor mortis s’installe. Il s’agit de l’enraidissement progressif de la musculature causé par des transformations biochimiques irréversibles affectant les fibres musculaires au cours de la phase post-mortem précoce. Cet état qui fait partie des signes biologiques de la mort disparaît habituellement lorsque commence la décomposition.
Tout ceci n’est pas joli joli et nous pousse à regarder notre alimentation droit dans les yeux… ou devenir végétarien. Mais c’est un fait. Une viande n’est bonne que si elle a entamé le processus de décomposition.
Le calcul du temps est assez simple. Il faut à peu près la même durée pour entrer en rigor mortis qu’il ne faut pour en sortir. Plus l’animal est gros, plus cette courbe sera longue. Cela représente 2 à 3 jours pour un poulet, 2 à 3 semaines pour un bœuf, 10 jours pour un gros thon du Pacifique.
Or, de la même manière que l’on pratique une maturation prolongée sur une viande afin d’approfondir ses saveurs, l’ikéjimé permet de contrôler la durée de la maturation du poisson - et ainsi de lui donner plus ou moins d’umami.
Le sushiya japonais peut préférer un poisson peu maturé dont la chair sera pimpante, croquante et fraiche. Mais un autre optera pour une maturation plus longue afin de la rendre plus soyeuse, veloutée et pleine d’umami.
Pourquoi l’ikéjimé est-il plus cher ?
Il n’y a pas vraiment de raison pour qu’un poisson tué en ikéjimé soit plus cher si ce n’est que l’opération est manuelle. Cela entend un poisson généralement pêché à la ligne : impossible sur des poissons ramassés par centaines dans les gros filets, trop stressés, abîmés et nombreux ! Au Japon, on pratique rarement l’ikéjimé sur les petits poissons peu coûteux, comme la sardine, le chinchard et le maquereau, dont le temps de maturation est nécessairement court, avec suffisamment de gras pour apporter de la tendreté sans maturation. Mais la technique est indispensable sur les poissons blancs comme le bar, le turbot, le cabillaud. La chair blanche de ces poissons exige une saignée parfaite car elle révèle immédiatement les hématomes et sa saveur est vite polluée par le sang. Elle nécessite obligatoirement une maturation, notamment pour les poissons plats, qui ne sont somme toute qu’un gros muscle qui ne se repose jamais.
Ikéjimé = umami ?
Non, mais la maturation, oui.
L'énergie qui permet les réactions musculaires du poisson (et de l'Homme, d'ailleurs), c'est l'ATP : adénosine triphosphate. Contenue dans le muscle, elle se renouvelle tout au long de la vie, de façon autonome et systématique.
Plus le poisson est en forme, plus il contient d'ATP. A l'inverse, moins il est en forme, moins il en contient.
Or, une fois que le poisson est mort, l'ATP se dégrade et fait place à une autre substance, un nucléotide appelé inosinate.
Pour simplifier, on dira qu'un poisson mort avec beaucoup d'ATP la transformera en beaucoup d'inosinate. A contrario, un poisson mort avec peu d'ATP produira peu d'inosinate.
Or, il y a un lien direct entre inosinate et bon goût […] beaucoup d'ATP donnera beaucoup d'inosinate et donc beaucoup d'umami.
L'état de forme, de tonicité du poisson (son taux d'ATP) a donc une incidence directe et majeure sur le goût du poisson. Pour obtenir un excellent poisson, on cherchera donc à travailler sur un poisson le plus en forme possible, reposé, déstressé.France Ikejime
Label ikéjimé
De la même façon qu’un bœuf n’est jamais saigné par un cuisinier, le poisson est toujours tué en ikéjimé par le pêcheur ou le mareyeur, sur le bateau ou au port. Cela nécessite une formation de ces professionnels qui reste encore rare en France. Pourtant, les initiatives se multiplient. Au mois d’avril dernier, Filière Ikejime, une association qui vise à faire connaitre l’ikéjimé en France, a dévoilé son projet à l’Hôtel de Crillon, Paris. Avec une présentation du projet par les membres fondateurs de l’association, accompagnée de bouchées signées des chefs Boris Campanella du Crillon et Philippe Hardy du restaurant Le Mascaret à Blainville-sur-mer (50).
Pratiquer l’ikejime, c’est aussi s’impliquer dans une démarche d’amélioration continue, essayer d’améliorer en permanence ses propres méthodes afin de proposer un poisson d’excellence ayant un aspect irréprochable, une durée de conservation importante et une possibilité d’être maturé pour obtenir des textures de chair et des saveurs remarquables.
“Guide des bonnes pratiques” publié par Filière Ikejime
L’objectif de l’association est de promouvoir l’ikéjimé chez les professionnels en dispensant une formation et en instaurant une certification de l’ikéjimé. Car malheureusement, le mot s’est popularisé avant la généralisation de la pratique… Il est devenu aujourd’hui un label parfois fallacieux, que certains mareyeurs collent sur leur poisson par ignorance ou cupidité, et que l’on voit de plus en plus sur les menus des restaurants, comme une provenance ou une marque.
Cuit ou cru ?
J’entends souvent des chefs français qui disent que l’ikéjimé ne leur apporte rien car ils cuisent leurs poissons. Il est certain que si l’ikéjimé représente une différence radicale dans le poisson cru, on sent nettement moins ses effets sur un poisson cuit, a fortiori s’il est assaisonné.
Mais j’ai aussi entendu des chefs émerveillés par les possibilités que l’ikéjimé leur offre. Une meilleure fraicheur, une conservation plus longue et sure, des saveurs décuplées.
Le poisson ne bouge pas ! C’est dingue ! C’est génial !
On peut faire tellement plus de choses !Pascal Barbot
Si un poisson noyé dans une épaisse sauce hollandaise peut avoir dépassé sa date de péremption de quelques jours sans que l’on ne s’en rende compte comme dans les années 1970, un turbot servi à la manière d’aujourd’hui, nacré, rôti sur l’arête ou cuit à la vapeur, voire légèrement cru à cœur, accompagné d’une sauce légère dont le rôle ne sera pas de couvrir ses défauts, ne pourra être que parfait.
Qu’il soit écrit “ikéjimé” sur le menu, ou pas.
Le saké n’est pas l’alcool fort servi en digestif dans les restaurants chinois à l’ancienne (servi dans une petite tasse avec une femme et parfois un homme qui se dénude…) mais le produit d’une double fermentation de riz, ressemblant à celle de la bière mais qui a la particularité d’être simultanée.
Le shiso est une plante de la variété Perilla frutescens, lointain cousin de la menthe, plus proche de l’ortie, dont on consomme la feuille et les fleurs, qui peut être pourpre, verte ou les deux. La verte est plus commune au Japon alors qu’au Vietnam, c’est le contraire.
Le wasabi est également une plante, Eutrema japonicum ou Wasabia japonica, cousin de la moutarde et du raifort, dont on utilise la racine râpée ainsi que les tiges et les feuilles si l’on a la chance de mettre la main dessus. Plante difficile à cultiver car nécessitant une source d’eau fraiche très pure, elle est onéreuse et généralement remplacée par une version en poudre ou en tube contenant colorants et raifort.
L’umami, qui se traduit comme “la saveur de ce qui est bon” a toujours été considéré au Japon comme la cinquième saveur fondamentale. Il n’est pas un mélange de sucré et de salé, mais a bien une saveur distincte due aux acides aminés dont le glutamate, l’inosinate et le guanylate. On le trouve en abondance dans les produits fermentés, la truffe, le jambon cru, le parmesan, la tomate, les fruits de mer séchés, et évidemment dans le kombu et le katsuobushi.