Une recette de chef
Le livre de chef et une recette de saint-pierre, moule et cresson par le chef Kazuyuki Tanaka du restaurant Racine, Reims.
Pour aller directement à la recette →
Mon mari - qui tient des comptes - me dit que j’en suis à mon 32ème livre. Je n’ai jamais compté, car un livre, quand il est fini, sorti, en librairie, appartient définitivement au passé et ne m’intéresse plus. Cela peut paraître brutal mais quand vous avez vécu avec un projet pendant au moins 12 mois… Ce n’est pas que l’on travaille dessus tous les jours, plusieurs heures par jour. La tâche se fait de façon plus sporadique. En tout cas, chez moi. Ce sont plutôt des petites explosion d’énergie, propulsées par un mot, une phrase, une idée, une direction souvent soufflée par l’éditrice (au féminin, car je n’ai connu aucun éditeur). Mais même quand l’on est complètement ailleurs, le livre reste ancré dans un coin de sa tête. Une sorte de permanence, une idée qui refuse de se déloger. C’est ainsi, probablement, qu’il évolue, dans l’inconscience. Comme ces rêves qu’il parait que l’on peut créer en se plongeant dans un sujet pendant toute la journée avant de dormir.
Le livre de chef
Le « livre de chef » est une catégorie qui ne semble exister qu’en langue française, se présentant le plus souvent sous la forme de ce que les anglophones appellent un « coffee-table book ». Les Français préfèrent l’appellation plus élégante mais également subjective de « beau livre ». Le concept lui-même semble français car dans les autres langues, le but d’un livre de non fiction est d’abord informatif. Sa beauté est secondaire. Ainsi, l’exigence à la fois de contenu et de beauté pour les livres culinaires semble être une caractéristique de l’édition française.
Le « beau livre » a toujours existé pour l’art, la mode, la photo. Il est plus récent pour la cuisine et se limite à la gastronomie. Les livres de recettes de tartes ou de ramen n’en font pas partie, bien que l’on évite toujours de faire un livre moche ! Le « beau livre » est gros, lourd (le plus lourd que j’ai sorti faisait 4,2kg, plus qu’un nouveau-né !) et coûte généralement entre 60 et 90€. Il y en a, qui, à l’époque de leur sortie, étaient mis à prix à 1500€. « Modernist cuisine - Art et science culinaires », un immense ouvrage de 2438 pages en 5 tomes qui a marqué l’histoire récente de l’édition culinaire, sorti d’abord en anglais en 2011 avant d’être traduit en plusieurs langues dont le français, est vendu aujourd’hui à plus de 500€ chez des revendeurs sur Internet.
Voici un des plus beaux livres que j’ai signés, grâce aux magnifiques photographies de Richard Haughton et au design de Ximena Riveros. Et surtout, à une cuisine tellement précise qu’elle en coupait le souffle.
N’importe quel éditeur vous dira que pour qu’un livre de chef se vende en France, il faut que le chef ait au moins un restaurant en France… Contre toute attente, ce livre sorti en 2014 s’est vendu très vite, alors que le chef Noriyuki Hamada était totalement inconnu, avec un restaurant dans le Nagano au Japon tout juste ouvert en 2013, quelques jours avant la catastrophe de Fukushima.
Son poids : 4,2 kg. Son format : 39 cm x 27 cm. Son prix de vente : 85€. En rupture aux Éditions Glénat qui l’a publié, on le trouve aujourd’hui à 1698€ (!!) sur le Marketplace de la Fnac.
Du travail et un don du ciel
Mais je ne vous écris pas aujourd’hui pour vous raconter comment on fait un livre de chef (un autre jour peut-être) mais pour vous partager cette toute première recette que le chef Tanaka m’a envoyée, pour ce livre, son deuxième opus à paraitre en 2025 (le premier est sorti en décembre 2021). Ce n’est pas pour que vous essayiez de la réaliser chez vous – on me dit parfois que les recettes dans mes livres (de chef) sont impossibles à réaliser. À moins d’avoir une brigade de cuisiniers professionnels, le matériel nécessaire, les produits qui vont bien – rien de tout ceci n’étant disponible au Carrefour du quartier.
Pourtant, cela m’a toujours paru évident. C’est comme s’attendre à peindre tout d’un coup comme Monet ou Delacroix parce qu’on a appris la peinture au cours de dessin à l’école. La cuisine professionnelle est technique, et cela ne s’improvise pas. Cela se construit avec des années de formation… Et il faut non seulement énormément travailler, mais aussi, avoir du talent ! L’un ne va pas sans l’autre, comme dans n’importe quelle discipline.
La cuisine du chef Kazuyuki Tanaka
Si un jour vous voyez le chef, vous aurez devant vous un Japonais débraillé, cheveux en bataille en mode sortie de lit, invariablement vêtu d’un T-shirt noir – parfaitement propre, car il en a plusieurs qui sont identiques. Il les achète par lots. Il ne ressemble absolument pas à l’image que l’on se fait d’un grand chef.
De toute ma vie, c’est la première (et j’espère dernière) personne qui m’a demandé, à notre première rencontre :
« Vous avez quel âge ?
- Pardon ? Comment ça…mon âge, à moi ?
- Oui. Vous avez quel âge ? »
Ce n’était pas une question gratuite. Il voulait vraiment savoir et cela avait un sens pour lui. Cash, le bonhomme. Brut de décoffrage, comme on dit.
Mais alors, quand les plats arrivent sur la table… C’est la surprise. Car la cuisine est belle, délicate, raffinée, empreinte de poésie. Ponctuée de véritables bouquets d’herbes, de fleurs, de couleurs et de parfums. Puis, dès la première bouchée, c’est comme un coup de poing dans la figure, tant les saveurs sont puissantes. Ce qui parait décoratif ne l’est pas. Une herbe, jolie, touffue ? Acidité. Une feuille, plate et large, qui crisse sous la dent ? Un parfum de vert comme si on y avait rassemblé tous les épinards de la terre. Tout, dans l’assiette, a un sens, une texture, une saveur. Tout est méticuleusement pensé, dans une extrême précision.
Le chef et sa brigade de quatre cuisiniers se lèvent le jeudi matin à 4 heures pour aller cueillir les herbes dans les collines autour de Reims, les comptant pour le nombre exact de réservations de la semaine. 120 trèfles pour 120 clients. Idem pour la capucine, l’égopode, le lierre terrestre… Respect de la terre ou sens accru du gaspillage ? Les deux se rejoignent, n’est-ce pas ?
Cela est très japonais, me direz-vous. Mais beaucoup de chefs japonais réalisent une cuisine délicate et raffinée, qui manque toutefois de percutant. C’est très fin… et cela reste fin. Maigre, quoi !
Alors qu’ici, dès les premiers petits « apéritifs », infiniment jolis, servis en quatuor, l’étonnement nous laisse sans souffle.
Puis vient la suite…
Mais encore…
Il y en a encore plein, car un menu du chef Tanaka est composé en moyenne de 27 plats, grands et petits. Mais une newsletter est limitée en longueur, alors je m’arrête ici.
Recette du saint-pierre, moule, cresson
Je vous partage cette recette car quand je l’ai reçue, elle m’a semblé très révélatrice du travail acharné et de l’obsession du détail typiques d’un chef cuisinier d’une certaine gastronomie moderne.
Nota bene : J’ai l’autorisation du chef pour vous partager cette recette, mais elle n’est pas encore passée entre les mains de l’éditrice. Elle sera sans doute un peu différente dans le livre (qui sort dans un an).
La liste des ingrédients pour 4 personnes
Pour le poisson
1 filet de 240 g prélevé sur un saint-pierre de 3,5 à 4 kg.
1 gousse d'ail écrasée
1 branche de thym
50 g de beurre
1 cuillerée à café d'huile d'olive
1 pincée de zeste de citron vert
Gros sel, fleur de sel, poivre noir mignonnette
Pour l'huile aux herbes
1 L d'huile d'olive
1 branche de thym
1 gousse d'ail écrasée
Pour le mini poireau
4 mini poireaux
Huile de friture
1 pincée de sel
Pour le mini fenouil
4 mini fenouils
30 g de beurre
Sel, poivre
Pour la moule
4 moules
20 ml de vin blanc
20 ml d'eau
1 branche de thym
1 gousse d'ail écrasée
Pour la sauce de cresson
50 g de cresson
20 ml de mirin
5 ml d'huile fumée
Sel
Pour la chanterelle
40 g de chanterelles
Beurre
Sel
Pour la sauce de moules
80 ml de jus de moules
40 ml de Noilly Prat
40 ml de lait d'amande
40 g de crème fraîche à 38 % de M.G.
Sel
Pour la soupe de poissons
80 ml de fumet de poisson
10 g de miel
30 ml de vinaigre de Banyuls
40 ml de jus de viande
Pour la purée de salsifis
1 salsifis
1 gousse d'ail écrasée
1 branche de thym
120 g de parures de salsifis
20 g d'oignons émincés grossièrement
Pour la purée d'orange
Le zeste de 1 orange en faisant attention à bien retirer les parties blanches
25 g de sucre
50 ml d'eau
Pour les herbes
2 feuilles de lierre terrestre
2 feuilles d'égopode
2 feuilles de bourrache
1 feuille de fenouil
Maturation et déshydratation du poisson
Commencez par lever le saint-pierre en filets et en prélever un filet de 240 g. Saupoudrez-le uniformément de gros sel. Laissez-le reposer pendant 2 minutes 30 à 3 minutes. Rincez-le à l'eau claire puis laissez-le sécher 4 heures aux frais.
Enveloppez le filet dans du papier absorbant, puis dans un film plastique et placez-le dans un sac rempli de glace. Laissez-le reposer à 0°C pendant 24 heures. Il faut ensuite répéter l'opération tous les jours, pendant 7 jours, jusqu'à ce que le filet soit déshydraté.
Cuisson de base
Passez la peau du poisson maturé et déshydraté à l’étape précédente au chalumeau afin de bien la sécher, sans la brûler. Assaisonnez-le de sel et de poivre.
Faites chauffer l'huile d'olive dans une poêle et saisissez le filet côté peau sur feu vif. Retirez le poisson de la poêle une fois la peau bien dorée. Dans la même poêle, faites fondre le beurre avec le thym et l'ail écrasé. Posez le poisson et arrosez-le de beurre sur les deux faces en le retournant en milieu de cuisson. Réservez le beurre. Réservez le poisson sur une plaque et laissez-le refroidir sans couvrir à température ambiante. Détaillez-le en 4 portions de 60 g.
Infusion de l’huile
Faites chauffer l’huile d’olive avec le thym et l’ail à 80°C pendant 10 minutes pour infuser, puis laissez-la refroidir jusqu’à 55°C.
Cuisson à basse température
Immergez le filet de saint-pierre dans l’huile infusée. Faites-le cuire tout doucement sous une lampe à 55°C pendant 2 heures jusqu'à ce que la température interne atteigne 35°C. Retirez le poisson de l’huile.
La finition du poisson
Égouttez le poisson sur une grille, puis brûlez uniquement la peau avec un chalumeau. Retournez-le. À l’aide d’un pinceau, appliquez le beurre d’arrosage (réservé trois étapes plus haut) sur la chair, puis saupoudrez-la de zeste de citron vert, de fleur de sel et de poivre noir mignonette. Dressez le poisson sur l’assiette.
Préparation des mini poireaux
Retirez la peau externe des mini poireaux et nettoyez les racines à l’aide d’une aiguille et de l’eau. Taillez-les en laissant un peu de la partie verte.
Faites frire à 180°C pendant 1 minute et assaisonnez de sel.
Préparation des mini fenouils
Retirez la peau externe et la base des fenouils avec un couteau. Faites cuire doucement dans du beurre à 85°C. Salez, poivrez.
Préparation des moules
Portez à ébullition le vin blanc et l’eau avec le thym et l’ail écrasé. Nettoyez les moules en retirant les filaments, puis plongez-les dans le liquide chaud. Couvrez et faites cuire pendant 10 secondes.
Retirez les moules du liquide, ouvrez-les délicatement avec un couteau et remettez-les dans le liquide pour les réchauffer quelques secondes.
Préparation de la sauce de cresson
Faites blanchir le cresson dans de l'eau salée. Mixez-le avec le mirin et l’huile fumée. Salez-le et passez-le au chinois pour obtenir une sauce lisse.
Préparation des chanterelles
Retirez les pieds des champignons et lavez-les dans de l'eau vinaigrée. Faites chauffer le beurre dans une poêle jusqu'à ce qu'il mousse. Faites cuire les chanterelles dans le beurre moussant. Salez.
Préparation de la sauce aux moules
Réduisez de moitié le jus de moules et le Noilly Prat. Ajoutez le lait d'amande et la crème fraîche, salez. Réservez à 60°C.
Préparation de la sauce de poisson
Faites caraméliser le miel, puis ajoutez le vinaigre de Banyuls et réduisez de moitié. Ajoutez le fumet de poisson et le jus de viande. Mélangez.
Préparation de la purée de salsifis
Pelez le salsifis à l'aide d'un économe et coupez-le en morceaux de 3 cm en biais. Faites-les revenir à l’huile d’olive avec l’ail et le thym. Mouillez d’un peu d’eau et couvrez d’un papier sulfurisé pour cuire.
Faites suer les parures de salsifis et les demi-rondelles d’oignon dans un peu d’huile d’olive. Mixez et passez au chinois.
Préparation de la purée d’orange
Faites blanchir le zeste d’orange trois fois afin d’enlever l’amertume et cuire dans un sirop. Mixez pour obtenir une purée.
Il ne reste plus qu’à dresser harmonieusement l’assiette.
Pour un néophyte
Il manque des informations dans cette recette, comme l’huile fumée et le jus de moules qui sont faits maison, bien sûr, mais comment ? Les recettes de chef ne sont pas vraiment faites pour le néophyte… Mais savez-vous qu’il y a des lecteurs étonnants, qui réalisent des recettes parfois plus complexes que celle-ci ? En mon for intérieur, j’ai toujours pensé que ce sont des fous, des ingénieurs et des banquiers qui se sont trompés de profession, et qui auraient dû choisir une carrière culinaire. Mais voilà. Il y en a, et certains sont vraiment formidables.
Êtes-vous formidable, vous aussi ?