Vaisseau - par Adrien Cachot
Un vaisseau tout en chrome et ombres, où l'on goûte "dans le noir" puisqu'aucun plat n'est annoncé ni expliqué, des saveurs qui excellent à l'art du rentre-dedans.
Spoiler : par respect pour le principe de la dégustation à l’aveugle, je ne donnerai pas les détails des plats. Mais il y aura sans doute des fuites.
Avertissement : selon votre client mail, il est possible que ce post soit tronqué car il est long. Si c’est le cas, vous pouvez le poursuivre en cliquant sur le lien.
C’était il y a presque deux ans. J’étais allée au Perchoir Ménilmontant au pop-up (qui a duré pratiquement un an, je crois. Un pop-up qui a eu du mal à dé-popper). Tout ce que j’avais entendu de ce chef m’avait préparé à un repas surprenant d’originalité.
Mais j'avais été très déçue pour plein de raisons. Le principe de demander après chaque plat “alors, avez-vous deviné ce que c’est ?” était amusant pour les trois premières bouchées mais au bout d’un moment, j’en avais marre de jouer aux devinettes dans le brouhaha ambiant, où de toutes façons, on n’entendait pas les explications. Honnêtement, si la cuisine est bonne, je m’en fiche de connaître sa composition.
Mais c’était aussi parce qu’elle ne me paraissait pas si surprenante que ça. De mon point de vue “vieille aigrie” (ma fille me le répète tout le temps) qui a pas mal bourlingué, il n’y a que les jeunes (moins de 40 ans) qui ont grandi dans une France sans tripier ni boucherie chevaline ni même souvent un poissonnier digne du nom, à trouver “original” de manger des abats comme la cervelle, ou des cirripèdes comme le pousse-pied. Ce qui l’est certes plus, c’est de les marier au caviar ou à la fraise de veau, mais il y a déjà pas mal de chefs dans le monde qui font ce genre de choses.
Donc, pas vraiment de surprise et plutôt de l’agacement face à la mise en scène. Il ne restait plus que le goût. Il était bon. Voilà.
Le seul chef novateur en France
Ce n’est que lorsque j’ai vu passer la réponse à une question posée sur un forum de foodies jetsetters internationaux. “Quels sont les restaurants réellement novateurs aujourd’hui en Europe ?” que j’ai eu un déclic.
Plusieurs noms étaient cités dans les pays scandinaves, en Belgique, Allemagne, Italie et Russie mais un seul pour la France. Vaisseau. Les membres de ce forum considèrent qu’en France, on mange peut-être bien mais rien n’est nouveau. À part chez Adrien Cachot.
Cela a suscité ma curiosité. Mon premier repas au Perchoir ne m’avait pas vraiment donné une impression d’innovation - gadget oui. Nouveau, non.
La cuisine du Vaisseau
Les articles trop longs seront tronqués, me dit-on, alors je ne vous parlerai pas ici de la salle, du service… Tous deux chics, modernes, jeunes, bien pensés, confortables, sympathiques, lisses, doux, efficaces. Vraiment rien à redire.
On entre donc dans le vif du sujet avec un bouillon caché au fond d’une tasse. Littéralement, car un pli ingénieux de la céramique couvre et fait de l’ombre au contenu de la tasse, qui n’est remplie qu’au tiers. Le restaurant est sombre, on n’y voit guère. Pencher la tasse pour y discerner quelque chose est aussi inutile que de contempler une abysse. Je ne serai pas surprise si elle est entièrement vide bien qu’elle soit tiède dans ma main.
Lorsque je porte la tasse à ma bouche, je perçois un liquide chaud, à la bonne température pour boire à l’aveugle. Le bouillon n’est pas très parfumé dans le sens où vous n’avez pas les narines qui explosent lorsque vous vous approchez de la tasse, mais les saveurs sont extrêmement bonnes en bouche. Elles me rappellent certains bouillons épicés piquants du Sud-Est asiatique. Thaïlande ? Ma compagne de table y a trouvé une saveur de shiro-dashi (dashi blanc) japonais. Comme quoi l’interprétation des saveurs part dans tous les sens quand on ne voit aucune couleur.
Asie du Sud-Est ou Extrême Orient, le bouillon est surprenant de piquant et extrêmement goûtu. De l’abysse surgit la lumière, ou plutôt une stimulation curieusement doublée d’une grande satisfaction, et l’envie de découvrir la suite.
Les amuse-bouches. Je ne pense pas risquer de tout spoiler en disant qu’il y avait une tartelette, un coquillage, une meringue et un légume qui pourrait tout aussi bien être un daikon qu’un navet (ou une carotte décolorée).
La tartelette me donne une chair de poule immédiate et violente. La sensation est tellement forte qu’elle en est graphique, comme une rencontre entre la peau et un bain glacé, comme si la réaction physique de mon corps pouvait se voir à l’oeil nu.
Le coquillage est une forte concentration d’umami - qui dit umami dit souvent (mais pas toujours) fermentation.
La meringue n’est pas gentille du tout. Elle fait littéralement péter la langue et les terminaisons nerveuses de la bouche.
Quant au légume blanc, je ne sais pas si son rôle est de calmer le jeu après tout le reste - une sorte de fausse paix, même pas une trêve.
Poursuivons. 5 amuse-bouches ou entrées, accompagnés de pain et beurre travaillé. Je pense que tout est végétal. Rien ne provient d’un animal si ce n’est le produit laitier. Chacun est un peu moins “choc” que ses prédécesseurs. Chacun des convives aura son préféré, et ce ne sera jamais le même. Pour ma part j’ai beaucoup aimé celui en haut à droite, où l’on voit un radis. Nous sommes très très loin du radis-beurre, et ce légume rave aqueux très fraichement croquant est parfumé et surprenant (il y a une sorte de sauce dessus… ben oui).
Ce que j’ai instinctivement appelé en mon for intérieur “couilles de zébu” sera le préféré de beaucoup car il est inspiré d’une douceur japonaise et d’une pâte de nos voisins, avec une sauce latine merveilleusement gourmande.
Et puis, il y a aussi ce légume très familier, qui pousse dans la terre et qui a nourri des générations d’Européens malgré son origine lointaine. Adroitement recouvert d’épices chaudes, il n’a plus rien d’européen et est tout simplement immensément chaleureux.
Le premier poisson, avec une glace ou sorbet et une lichette de caviar. Ce qui ressemble à du gros verre en morceaux est en réalité une gelée. D’apparence sage et très gastronomique, ce plat est un vrai seau d’eau glacée à la figure. Ça réveille en sursaut, ça donne des frissons de la tête aux pieds, ça a un goût de mer bretonne en décembre. Je vous laisse imaginer le reste.
Ce plat est le seul que je n’ai pas trouvé intéressant, ni intellectuellement, ni gustativement. Une histoire de champignons et une tranche de poisson trop fine, à mon avis.
Régression. Cela se mange à la cuillère, en raclant le fond du plat pour réunir sauce, condiment, huile, presque une purée, et un animal marin (qui est visible, facile à deviner). L’association est intéressante. J’hésite à dire “novatrice” car la terre-mer devient presque classique de nos jours et c’est un accord très breton. Au delà de ça, c’est absolument, résolument, totalement délicieux, d’une très très grande gourmandise. On se surprend à lécher la cuillère, à mâcher tel un chewing-gum l’animal marin, en tournant dans la bouche toutes ces saveurs grasses de multiples umami splendides.
Le pigeon (mais enfin ! Cela se voit !) dont la cuisson est époustouflante de justesse. Car avouez-le, quand une cuisine est “novatrice”, on ne s’attend pas à ce qu’elle soit exécutée dans les règles de l’art, n’est-ce pas ? Classiquement parfait, savoureux à souhait, d’une exquise tendresse, le pigeon est magnifique. Sans compter son jus qui n’en est pas un, et son petit tas vert, là, à droite.
Avec le pigeon, une boulette qui ne paie pas de mine flottant dans un bouillon. En bouche, on comprend tout. Finalement, Adrien Cachot, c’est presque Escoffier. Et si on trempait la rôtie dans un très bon consommé ?
La tourte… J’en ai un peu marre des plats en croûte.
Le f*****e, succulent. Sous la chose blanche, émulsion ou siphon ou mousse, il y a autre chose. Trois cuillerées douces, salées, fermentées, laitières et fruitières. Je crains d’en avoir trop dit. Une très belle ponctuation. Pianissimo tout velouté.
Le pré-dessert qui pue la vieille sardine. Si si. C’est choquant. Mais terriblement délicieux. Aimez-vous la cuisine vietnamienne, thaïlandaise ? Elles aussi puent la vieille sardine si vous reniflez bien en séparant le sucré du salé. Ici, cette saveur est voluptueusement enveloppée dans d’autres goûts moins marins, légèrements torréfiés et sucrés. Et la petite queue de poisson est un exquis croquant, qui m’est un peu familier car nous avons des choses similaires au Japon – honé-senbei ou galette d’arête, qui se grignote avec du saké. Mais qui n’est jamais servie avec une glace, quelle idée !
Le dessert, qui est proposé aux personnes ayant déjà eu son prédécesseur faux gobelet plastique au Perchoir. C’est une feuille de salade. Et c’est extrêmement frais et gourmand tout à la fois. Ce dessert est d’une complexité remarquable, jamais redondante. Des textures qui s’entrecroisent, à la fois dans l’harmonie et le choc frontal. Des saveurs qui se complètent, parfois dans l’opposition. Je suis rarement touchée par les desserts mais celui-ci – chapeau bas !
Ainsi se termine un repas… détonant. Est-ce novateur ? Je n'en sais rien et la question est idiote. Est-ce surprenant, perturbant ? Oui, carrément. J'ai rarement rencontré une cuisine qui poussait autant le client dans ses derniers retranchements. À être horrifié puis séduit, dans le temps qu'il faut pour que la bouchée voyage des lèvres vers la langue et le palais. Et le plaisir de la table dans tout ça ? Mille fois oui.