Le menu wagashi de Manabu
Connaissez-vous le wagashi? En un mot, la pâtisserie japonaise. On la dit souvent ennuyeuse et fade. Alors tout un menu de haricots azuki et riz gluant...? Récit d'un pâtissier hors pair, dont on ne peut déguster le menu qu'à Paris. Pas au Japon.
Il semble impossible. Un menu wagashi chauds et froids en six services avec accord thés. Un tel concept est inconnu au pays du soleil levant car il appartient au pays d'Escoffier. Ce côté prise de risque, jouer avec le feu... Mais même en France, les pâtissiers ne s'y lancent pas souvent car l'exercice est difficile. Il faut maîtriser la pâtisserie ET le thé. Demander à un sommelier d'être pâtissier, le parfait deux-en-un ? En confectionnant des gâteaux au comptoir face aux clients, tels des sushis de maître.
Cela se passait au Café Tora, un tout petit bar composé d'un comptoir et quelques tabourets très hauts. Aucune cuisine ni feu. Vaisselle limitée plus riche en verres à whisky qu'en assiettes.
Le menu a débuté par le thé de bienvenue. Une petite tasse blanche de thé de sakura. Au Japon, tout est "thé" mais en réalité, c'est une infusion. Une infusion de fleurs de sakura conservées au sel. Je n'ai jamais su pourquoi le premier homme ou femme a voulu conserver ainsi des fleurs. Faites-vous cela en France, avec des marguerites ? Ce serait amusant, d'imaginer des hortensia en pickles, mais cela ne donne pas vraiment envie. On utilise parfois les arômes des fleurs en cuisine, comme l'eau de fleur d'oranger en Afrique du Nord. Mais il est assez rare de les manger entières comme un légume ou un fruit (je ne compte ni la figue ni l'artichaut, qui sont peut-être des fleurs mais tellement tordues!). Il y a bien les fleurs cristallisées... Mais au sel ?
Sakura-cha
La fleur de sakura au sel est vendue dans le commerce au Japon. D'un rose très pâle, éclose ou encore en bouton, elle est décevante à l'œil car ratatinée par l'action du sel. Un espèce de machin rose grisonnant, comme un chewing-gum mâchouillé. Une ou deux, peut-être trois mais pas plus, dans une tasse. De l'eau, très chaude, par-dessus. Doucement... Il faut contempler l'eau couler sans bruit. Puis attendre que les fleurs s'ouvrent. L'effet est subtil mais un parfum s'élève. L'infusion est presque brûlante. Elle se sirote, salée. Une eau salée mais pas comme la mer, trop minérale. Plutôt comme un consommé, limpide, dont on aurait oublié la sapidité.
Il faut le "manger-boire". Siroter le liquide chaud tout en attrapant des pétales entre les lèvres pour attirer la fleur entière dans la bouche. Elle est très molle, avec une sourde résistance, comme deux couches de Kleenex mouillées. Et salées.
Cela n'a pas l'air très bon, n'est-ce pas? Mais si. Car vous oubliez le parfum. Un parfum rose très pâle, très éphémère, à peine vécu qu'il est déjà mort. Fragile, comme le tout premier printemps qu'il évoque invariablement dans nos esprits. Fleuri, mais si peu.
"J'ai souhaité commencer par ce sakura qui nous vient du Japon. Salé, car il est déjà passé de saison" dit Manabu Shiraishi, le pâtissier.
J'ai failli m'exclamer: "Ce n'est plus la saison!". Mais il est difficile voire impossible pour une cuisinier japonais au printemps, de ne faire aucune référence au sakura. Même s'il est assez inédit de servir un nagori car on lui préfère le hashiri, la jeunesse, toujours plus précieuse.
Mais le hashiri suivit. De la fin du printemps au début de l'été. Frais glacé, tremblotant. Est-ce de l'eau que l'on voit sur la surface légèrement translucide du dôme? En-dessous, une ombre. Ou est-ce un reflet?
Gelée d'agar-agar à l'azuki
Mizu-yôkan ou yôkan d'azuki de France, pris dans une gelée d'agar-agar (et non de kanten). Tout ce qu'il y a de plus banal au Japon, une douceur que l'on sert en été quand il fait très chaud. Dans les cultures désespérément chaudes dont la température est exacerbée par l'humidité et la lourdeur de l'air, le moindre prétexte au frais est précieux. Ainsi, le fûrin, clochette accrochée au dessus du balcon, dont le tintement fin et délicat causé par la brise apporte un petit frisson sur la peau moite et fiévreuse. Et quand la vue seule de la surface lisse et mouillée de la gelée donne déjà une impression bienvenue de frais.
Car le mizu-yôkan se boit en mâchant. Il est solide dans la cuillère mais liquide en bouche. Il n'a pas l'effet rebondissant de la gélatine. Ni son odeur animale. Il est comme une eau excessivement douce, avec au cœur, l'anko, la sempiternelle pâte de haricots azuki. Lisse et légèrement farineuse, elle se distingue des garnitures de la pâtisserie occidentale par son absence totale de matières grasses. Son sucre est assez direct et monotone. C'est pour cela que l'on n'en fait que deux bouchées. Bues ou mangées? Difficile de dire.
Rakugan de petit pois
Le rakugan est une poudre fine pressée dans un moule. Il est assez surprenant car de couleur généralement assez kitsch - vert, rose, jaune, blanc -, en bouche, il fond presque instantanément, avec un goût sucré et pas grand-chose d'autre. Il est composé de riz ou autre féculent seché, réduit en poudre, mélangé à du sucre. Cette poudre est séchée à son tour et formée.
Je n'ai jamais beaucoup aimé le rakugan. Hormis un sucré tellement monotone qu'on a l'impression de manger du sucre et du vide, et une texture bizarrement fondante qui laisse un petit tas de poudre mouillée sur la langue (comme manger de la farine Francine T45), il n'a pas vraiment de goût. Je lui ai toujours préféré un caramel ou un bonbon aux fruits bien nets. Mais Manabu avait fait son rakugan aux petits pois...
Un peu moins lisse que ceux que l'on trouve partout à Kyoto, ce rakugan est détonnant. Farineux sur les lèvres, une fois en bouche il devient fondant. Fondant, mais avec un léger grain. Comme du petit pois séché. Avez-vous déjà mangé ces petits pois très verts au wasabi (qui sont très chimiques, piquants au nez et pleins de colorant bleu)? Si oui, vous reconnaitrez ce côté farineux, à peine granuleux.
Et un parfum de vert... parfaitement délicieux. Printanier mais différemment, car il n'y a aucune jutosité. Ni comme l'asperge, ni comme un haricot vert pourtant croquant. Ni même comme un petit pois cru tout frais. Rien de tout cela, mais néanmoins très vert. Entremêlé avec du sucre très fin, dont on ne sent pas du tout le cristal. Peut-être est-il cuit, séché, sablé, raffiné, que sais-je! Adorable fadeur que nous avons croqué avec un thé vert froid bien corsé.
Soupe de cerise
Le zenzaï est une soupe sucrée froide, souvent à base d'azuki. Mais pas ici. Manabu a saumuré la rhubarbe comme un uméboshi, très salée et acide. Après l'avoir réduite en purée, il l'a mélangée à de l'anko blanc, obtenant une soupe texture potage de légumes (mais rose!), qu'il a servi dans des coquetiers (rappelez-vous qu'il n'y a que peu de vaisselle dans ce local). Sur la soupe, il a disposé une cerise recouverte de dômyôji. Et pour finir, deux jeunes feuilles de shiso vert séchées.
Le dômyôji est du riz gluant cuit à la vapeur puis séché et concassé. On l'utilise notamment pour le sakura-mochi. Il vient d'être cuit et est extrêmement chaud mais doit impérativement être travaillé à la minute car il durcit en refroidissant.
Dans la vidéo, il y a une fraise dans un coin, pour une personne allergique aux cerises. Celles-ci sont recouvertes d'anko blanc.
Ce dessert, douceur, pâtisserie...? est des plus étonnants. Très salé par la rhubarbe apprêtée comme un uméboshi, très acide aussi, sucré par l'anko blanc, avec la fraicheur du jus éclatant que la cerise relâche quand on la croque, adoucie par le velouté dense de l'anko. Et le faible piquant de la feuille de shiso séchée dont on ne sait pas bien s'il est piquant comme une épice ou acide comme un citron. N'est-il pas discrètement amer, aussi?
Je ne sais pas si j'ai aimé ce dessert ou pas. Je ne sais pas si c'est bon. Je sais qu'il renferme toutes les saveurs – sucré, salé, acide, umami, amertume. Et que j'aimerais le revoir un jour, pour savoir, pour ressentir à nouveau cette délectable incompréhension.
La saison de la fraise au Japon
Depuis bientôt vingt ans, il y a deux saisons de la fraise au Japon. L’été et l’hiver. L’été, quand les meilleurs producteurs disent que la fraise, baignée de soleil, est très parfumée ; l’hiver, quand elles sont élevées hors-sol, sous serre. Alors elles sont très sucrées, douces et juteuses mais n’ont absolument aucun parfum. Pour nous en Europe qui sommes habitués à tenir compte de la saisonnalité des produits, les vitrines des pâtisseries japonaises en plein mois de décembre qui étalent fièrement leurs “strawberry shortcake” (fraisier japonais, très moelleux, avec crème fouettée et beaucoup de fraises) nous semblent bizarres, presque scandaleuses.
Ce gâteau est aujourd’hui emblématique de Noël, une fête qui n’a aucun caractère religieux au Japon. Le 25 décembre n’est pas férié, mais il est devenu une occasion de fête pour les enfants et les amoureux (les réservations d’hôtel explosent le 24 décembre, et ce ne sont pas des familles car les love-hotels affichent aussi complet).
Une mode mièvre
Depuis vingt ans, c’est aussi la mode du daïfuku à la fraise, notamment en hiver car la texture “mochi-esque” gluante, collante et réconfortante sied mieux à l’hiver qu’à l’été où tout ce que nous voulons, c’est manger aussi liquide, glissant et frais que possible.
J’ai toujours détesté le côté mièvre du mochi à la fraise - avec sa pâte souvent teintée en rose couleur sakura - symbole plutôt de l’alimentation artificielle, totalement contrôlée par l’homme (d’une main de maître, il faut le dire) plutôt que de la nature et du terroir. Et je n’ai jamais trouvé très bon l’accord de la fraise sucrée et très juteuse, avec la texture du mochi - qui colle. Une substance qui vous colle au palais et une autre totalement liquide, comme de l’eau, ensemble dans votre bouche… Cela vous semble-t-il agréable?
Un daïfuku contre toute attente
Alors j’ai blémi quand j’ai vu Manabu préparer un daifuku à la fraise, ce gâteau qui symbolise tout ce que je n’aime pas dans le Japon d’aujourd’hui, qui accepte l’artifice les bras ouverts. Mais, n’ayant pas le choix - et nous étions en pleine saison de la fraise -, je l’ai mangée.
Ah! Quelle surprise! Pour la première fois de ma vie, ce daïfuku m’a conquise. D’abord, il est d’une taille parfaite, moins gros que d’habitude. Je mords dedans…
…et trouve en son sein une fraise, française. C’est-à-dire de saison, probablement bretonne, un peu sucrée mais surtout très parfumée. Si la fraise japonaise était Blanche-Neige (molle, passive, pâle), sa cousine française serait une Carmen (forte en couleurs, rebelle, libre).
La fraise est recouverte d’une très fine enveloppe de shiro-an (anko blanc) dont la sucrosité dense et pesante équilibre et enferme à merveille l’acidité juteuse de la fraise. Le gyûhi qui est une pâte de farine de riz gluant, est extrêmement délicat, fondant et finement gluant. Suffisamment d’épaisseur (1 mm?) pour donner en bouche une textère très légèrement élastique et absolument jouissive.
Manabu nous a préparé une surprise… Le mitarashi-dango !
Le goût de mon enfance
Le mitarashi-dango est une pâtisserie populaire qui se vendait autrefois aux coins des rues par des marchands ambulants. Ce sont de simples dango (boulettes), faits d’un mélange de farine de riz gluant et de farine de riz, bouillis, mis en brochette et grillés sur le feu. Pour finir, on les nappe d’une sauce à base de sauce soja, sucre et épaississant.
C’est un gâteau très simple mais qu’on ne fait que rarement chez soi, et c’est une des douceurs japonaises que j’aime le plus. Mes amis japonais s’en étonnent car ils n’imaginent pas adorer un mets si simple et modeste.
Enfant, j’en achetais au marché à Nara avec ma grand-mère. Une barquette qui fermait mal avec seulement un élastique qu’il fallait ramener à la maison en la tenant bien horizontalement pour que la sauce ne coule pas dans le bus. C’était ma barquette à moi, avec cinq brochettes, chacune garnie de cinq boulettes. Je mangeais les deux premières puis je remettais l’élastique pour garder les autres, que je réchaufferais au micro-onde plus tard. Mes grands-parents n’y touchaient pas. D’abord c’était à moi. Et puis, je pense qu’ils avaient un peu de mal avec leurs dentiers (à l’époque, ça ne tenait pas bien…).
Manabu savait que le mitarashi-dango occupe une place favorite dans mon cœur. Bien que ce ne soit pas un gâteau digne de son niveau, il a voulu me faire la surprise. C’était exquis. Avec cette sauce de sauce soja et de sucre épaissie à la fécule, qui est limpide et claire comme une gelée tiède; la boulette que l’on croque, bien que le terme soit inappropriée, car elle colle aux dents et ne se casse pas. On l’emmène en bouche à moitié coupée par les dents et on la mâche avec la délectation réservée à cette texture très collante, délicatement croquante par endroits où le feu l’a noircie.
Salé, sucré, collant, fumé. On en a plein la bouche mais c’est tellement bon !
De larges nouilles dans une soupe claire et froide
Le prochain plat était peut-être mon préféré du jour. Du kuzukiri, dans un dashi de kombu très simple, et des algues vertes. Le kuzukiri est fait de farine du rhizôme du kuzu, un gélifiant et épaississant onéreux réservé à la grande cuisine. Il donne une gelée très fine, presque rebondissante mais loin de la texture peu subtile de la gélatine. Kuzu-kiri car la plaque de kuzu est coupée en fines bandelettes. On peut la manger salée ou sucrée, mais il y a une douceur typique qui est le kuzukiri au kuro-mitsu (miel noir) qui n’est autre qu’un sirop épais de sucre muscovado.
Mais aujourd’hui, Manabu a préféré nous servir le kuzukiri salé. Infiniment peu salé car il y avait sans doute une petite pincée de sel dans le dashi de kombu extrait à froid. Et la salinité naturelle de l’algue verte, qui présente de fines fibres que l’on sent sur la langue, même si celles-ci sont tellement douces qu’elles fondent à la première pression de la dent, laissant uniquement un léger parfum iodé.
Une fin tout en vert
Pour finir, un omogashi (gâteau “principal, aussi dit “cru” car n’ayant pas subi de cuisson finale. Généralement servi lors de la cérémonie de thé), il est ici fait de hisui-an (anko de jade) de petits pois, recouvert d’une fine enveloppe de kuzu, avec quelques gouttes de kuromitsu pour lui donner la sucrosité et le côté un peu rôti, un peu miel cuit.
C’est extrêmement bon, épais, pesant sur la langue, sucré, avec un vrai goût de petits pois frais et leur parfum frais et vert du printemps. Nous avons la chance incroyable ici d’avoir des gâteaux faits minute, ce qui n’arrive absolument jamais. Mis à part le plaisir de voir l’adresse et la technicité du pâtissier et la confection en live des plats, la fraicheur est incomparable. Comme au comptoir de sushi, version sucrée.
Un matcha pour accompagner l’omogashi et clore le repas. Joliment mousseux dans les règles de l’art. La température de l’eau est parfaitement maîtrisée. On n’a ni l’amertume qui vient avec une eau trop chaude, ni la fadeur d’une eau trop tiède. Le matcha se mâche presque; ce n’est pas une boisson désaltérante mais un nectar épais qui donne du peps, avec sa caféine et son goût de feuilles très vertes.
Manabu Shiraishi est aujourd’hui chef pâtissier chez Chakaiseki Akiyoshi.