La nouvelle cuisine du Pré Catelan
À l'aube de sa sixième décennie, Frédéric Anton a-t-il encore le pouvoir de nous surprendre ?
Lorsque je suis arrivée ce jour-là au Pré Catelan, le chef m’a fait remarquer que cela faisait 14 ans que je n'y étais pas venue. Que le temps passe vite… Pourtant rien n’a changé. Le personnel de salle est certes plus grisonnant mais arbore toujours une même amabilité déférente et extrêmement professionnelle.
On ne sent ici aucune tension. Mais on sait aussi qu’il n’y aura aucune erreur. Pas une goutte de vin sur la nappe immaculée. Pas un seul de ces gestes théâtraux des blancs-becs nouvellement promus maîtres d’hôtel. Précision et rigueur, la machine est humaine, rodée et huilée par le temps. La table est éminemment gracieuse, comme dans les grandes maisons du XXe siècle. J’avais presque oublié cette sensation de parfaite sécurité, bercée par un confort absolu.
Mais la cuisine n’est plus la même.
Dans les arts, ce qui a été avant-garde hier devient classique aujourd’hui. Dans les années 1990, Joël Robuchon avait osé servir des produits non nobles comme l’épaule d’agneau et la purée de rattes du Touquet, dans l’un des restaurants triplement étoilés les plus luxueux du monde. Aujourd’hui, les produits peu onéreux comme la sardine et le maquereau, la betterave et le chou sont monnaie courante. Les pièces millénaires comme le pâté-en-croûte et le vol-au-vent ont le vent en poupe, Escoffier est carrément hype, et plus personne ne se vante d’utiliser le sous-vide. Les modes vont et viennent en temps réel dans des cycles vertigineux. Quant à la pauvre vieille cuisine française, cela fait des années qu’elle est dite dépassée, datée, incapable de se renouveler.
Les modes culinaires sont désormais planétaires… Le farm to table ? S’il est amusant de manger des légumes à peine débarrassés de leur terre, avouez que ce n’est ni fin ni hédoniste. La fermentation ? Je ne pense pas avoir mangé un seul pickle au Pré Catelan. La viande maturée six mois ? Le chef a un odorat de teckel. Les produits japonais ? On s’en permet quelques uns mais avec un gros clin d’œil – ou plutôt un pied de nez. L’acidité, le piment, la sauce XO ? Pas vraiment, car les saveurs sont crémeuses, voluptueuses, françaises. Dans la gastronomie sans frontières d’aujourd’hui, la cuisine de Frédéric Anton, triplement étoilée depuis presque vingt ans, se démarque parmi toutes ses consœurs.
Élégance
Car au-delà d’un savant équilibre entre un certain classicisme et le contemporain, faisant preuve de rigueur (il est après tout le meilleur disciple de Joël Robuchon) et de maîtrise technique (MOF 2000), Frédéric Anton sait donner le plaisir enivrant et somme toute rare d’une table réellement raffinée. On se délecte et on se pâme devant cette incomparable élégance.
Au Pré Catelan, celle-ci est d’abord graphique. Témoin la gelée signature, dont les trois couleurs changent avec la saison. Trois couleurs, trois points, trois goûts de saison, distincts et reconnaissables. Vous l’avez deviné, c’est l’oursin, le caviar et le céleri. Car l’automne est là et les feuilles sont tombées dans le bois de Boulogne.
Unicité
Au fil du menu, cette élégance se révèle tout aussi gustative, dans une sorte de re-concentration des saveurs. Finis, les accompagnements. Finis, les condiments en petits tas. Dans cette nouvelle cuisine de Frédéric Anton, chacun est reconnaissable pour ce qui le définit en bouche. Le cèpe est un cèpe, seul, sincère et intègre. Confit au beurre de romarin, il est épais, juteux, doucement fibreux et parfaitement divin. Le champignon idéal, dont on pourrait imaginer un petit lutin caché sous son chapeau.
Il faut avoir un sacré culot pour servir un demi-champignon seul au milieu d’une assiette creuse…
Le caviar à l’américaine provoque un rire de joie en celui ou celle qui a connu le homard du même nom d’une autre époque, remplacé ni plus ni moins par le produit de luxe de notre siècle – plus moderne, plus léger, plus grignotable, tout en billes noires grasses et voluptueuses –, accompagné d’une sauce américaine réalisée dans les règles de l’art.
Jouissance
La table du Pré Catelan, située comme elle l’est dans les ombres vertes du bois parisien, a toujours été traversée d’une trame délicate d’une grande distinction qui lui interdisait déjà les excès de la cuisine moléculaire. Et aujourd’hui, dans ce beau cocon blanc et vert, il n’y a pas d’emphase sur le terroir et ses saveurs boueuses – et son équivalent marin, l’iode –, ni pour le bio, ni l’état de la planète, comme si les tumultes du monde ne pouvaient le transpercer. Alors certains plats revendiquent une intemporalité étonnante. La “langoustine en ravioli avec une sauce au foie gras, recouvert d’une fine gelée de canard aux feuilles d’or” sonne comme un libellé de carte du Pré Catelan 2007, date de la consécration suprême, quand les cartes des restaurants s’inscrivaient de longues phrases qui roulaient sur la langue en décrivant tout. Mais certains bonheurs sont éternels. Délicatement transparente, lisse sous la cuillère et en bouche, la langoustine se révèle doucement croquante. Sa sucrosité naturelle s’harmonise avec le répondant du foie gras dont l’umami profond et salé l’honore. Si j’osais, je l’appellerais comfort food car elle me rappelle une époque quand le monde paraissait plus honnête, et la gastronomie, simplement jouissive.
Impertinence
“Cœur de filet de saumon d’Écosse, fumé au bois de cerisier, confit dans l’huile d’olive, accompagné d’une crème légère de wasabi frais”.
Lorsque le serveur leva la cloche pour révéler ce plat improbable, j’ai été interloquée. Ringardise ? De la part de Frédéric ? Servir un saumon tel un sushi de supermarché avec une sauce wasabi comme dans un pseudo-gastro de bord de mer…
Il était venu s’assoir à notre table. Je l’ai regardé d’un œil accusateur… Il me répondit d’un sourire innocent.
Avec un soupir de résignation, j’ai enfoncé le couteau dans cette chair certes rafraichissante, sans ces rayures absurdes de gras très blanc, mais qui ne peut être bonne car trop épaisse pour du saumon pas cuit.
Tiens donc. Il est bizarre, ce saumon… ? Est-il cuit ?
Je l’ai porté à ma bouche, et là, il a fondu.
Littéralement. Sous une imperceptible pression du palais et de la langue, il s’est désagrégé comme un nuage au goût de saumon finement fumé. Ni gras, ni sec, ni fade, ni fort, ni cru, ni cuit. D’une sapidité colossale.
J’ai écarquillé les yeux et haussé un sourcil. Frédéric a ri, heureux de ma surprise.
“Tu as cru que je t’ai fait un vieux truc japonais, le japonisme d’Anton ! Haha !”
Bah oui. Un Français me sert un saumon trop gros et du wasabi trop vert. Ma première réaction est très très sceptique.
“Comment as-tu fait ? Ce saumon est… incroyable.”
Pendant que je le regoûtais avec la crème verte qui a un parfum absolu de wasabi frais, le chef me raconta la procédure compliquée de fumage, confisage, assaisonnement, cuisson, ou pas… Je n’ai rien retenu du procédé mais le résultat est détonnant et le plat, le plus impertinent de l’année.
Joie
Il y a des moments dans la vie où l’on arrête de penser. Où le corps est tout entier voué à une sensation de joie. C’est ainsi que j’ai accueilli cette “Brandade moelleuse de cabillaud, saupoudré d’ail frit et poudre d’algue séchée”. Visuellement, elle est toute plate, et ressemble à une crème brûlée ratée. On racle le fond de l’assiette avec la cuillère. J’ai la manie de goûter la cuillère sur le bout des lèvres car comme une gamine, j’aime le confort de sa solidité un peu froide et métallique. Ah ! Que c’est bon ! Je me lèche les lèvres, goulûment. Les saveurs sont celles d’une brandade, salées, goûteuses, gratinées. L’ail frit ne fait pas penser à la cuisine vietnamienne mais plutôt à la Provence et sa persillade. L’algue séchée quant à elle, pourrait être un clin d’œil à la cuisine japonaise de rue. Mais nul besoin de chercher midi à quatorze heures. Chaque cuillerée est véritablement, assurément, délectable, qu’elle puise son inspiration ici ou ailleurs. L’esprit est au repos, les cinq sens jubilent, et je crie intérieurement de joie.
Crescendo
“Filet de pigeon, purée d’ortie, en-dessous, la farce à gratin, jus gras”. Sur le côté, la “purée de pommes de terre, le jus gras”. Le pigeon est carrément excellent mais l’on n’en attendait pas moins. L’ortie et les abats sont habilement traditionnels – comme la purée –, mais à l’instar de Joël Robuchon qui réussit à surprendre le monde avec une bête purée de pommes de terre, ce plat est terriblement satisfaisant. On commence à être très plein… Mais je finis la purée avec son jus car elle est totalement irrésistible. Et il y a encore le fromage.
“Le comté, Madame. Le soufflé au fromage cuit à la vapeur, crème de comté, brisures de truffe d’automne”. Le soufflé est tout mou, vaporeux et absolument exquis, crémeux et rond. Les brisures de truffe lui donnent du relief, de tout petits croquants sous la dent. Je me sens prête à capituler car nous en sommes au 13ème ou 14ème plat mais je ne peux m’empêcher de finir mon assiette, retenant l’envie de la lécher.
Douceur
En première partie, un sorbet “Pomme, fenouil, cumin et tuile croustillante à l’anis”. En deuxième, “Façon tatin, accompagné d’un croustillant caramélisé, zeste d’orange et une crème glacée fleur de lait vanille”. La pomme, sucrée, acidulée, fraiche, est, depuis le début à la fin, d’une légèreté exemplaire. Les textures froides, glacées, et de plusieurs croustillants, amusent et flattent le palais.
Le troisième et dernier dessert est un “Chou croustillant, crème glacée à la noix, madère réduit”. La petite maladresse verbale de la répétition du “croustillant” à tous les desserts est facilement pardonné car il n’y a pas de synonyme et celui-ci est différent à chaque fois. Et on applaudit le choix de ne pas servir un chocolat en fin, car après un tel repas, ce serait laborieux.
Conclusion
D’une façon étonnante, si la cuisine du Pré Catelan était déjà celle de Frédéric Anton en 2007, sa cuisine d’aujourd’hui 16 ans plus tard, a changé, évolué, et s’est métamorphosée – tout en portant cette même signature, indéniablement différente mais résolument identique. Résurrection ? Renaissance, plutôt. Dans une délicieuse harmonie qui embrasse les idées et des goûts très contemporains, tout en assumant les fondements de la grande cuisine française, elle n’a plus rien à prouver à quiconque. Jeune et moderne, classique et nouvelle, elle est tout bonnement intemporelle.
Le Pré Catelan
Bois de Boulogne
Paris, France.
https://restaurant.leprecatelan.com/
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