Jérôme Banctel
Un déjeuner de très haute volée au restaurant Le Gabriel de La Réserve Paris. Précision, maîtrise, une certaine robustesse et un air résolu de luxe.
Un déjeuner de très haute volée au restaurant Le Gabriel de La Réserve Paris. Précision, maîtrise, une certaine robustesse et un air résolu de luxe. Le chef, épaulé par Linh Nguyen, en charge de la recherche et du développement, semble avoir trouvé une sérénité apaisée après le tumulte du Covid. On n’attend plus que le Michelin sorte de sa (très) longue torpeur.
Pour autant, Jérôme Banctel est d’une sensibilité à fleur de peau. Un romantique, plutôt Brahms que Chopin. Un émotif, plutôt Verlaine que Rimbaud. Un pastoral, chez qui la campagne résonnera toujours plus que la capitale. Un gamin, malgré le demi-siècle arrivé, qui veut surprendre, espiègle, coquin, sourire en coin. Ce chef qui cuisine comme un pâtissier, par couches superposées à l’infini, devise des boites de surprises qui vous sautent à la figure et vous font sursauter de plaisir.
Depuis le Covid pendant lequel il a souffert en « mettant des plats en boites », sa cuisine a changé. Sans se métamorphoser car elle était déjà mûre, elle a néanmoins pris une autre aisance, et s’est confortée dans une trajectoire désormais clairement définie.
Jérôme Banctel appartient au cercle très restreint de ces chefs cuisiniers qui inspirent un respect et une fidélité sans bornes à leur brigade. On retrouve dans ces caractéristiques l’ADN de Bernard Pacaud de l’Ambroisie à qui le disciple voue une admiration sans limites. « Monsieur Pacaud a fait l’homme que je suis, et pas seulement le cuisinier » dit-il à qui veut l’entendre. Il partage avec son mentor la capacité de déléguer et à faire confiance, ainsi qu’une solidité culinaire campée sur une sensibilité d'introverti. Ce ne sont pas des plats aériens, exubérants, sans substance, blancs de fumée qui sortent de ces cuisines-là. Ce sont des assiettes pleinement chargées de saveurs marquées, de cuissons réfléchies, de jus riches et de sauces voluptueuses.... Tout ce qui a rendu la cuisine française justement célèbre à travers le monde.
Mises en appétit
La carotte
Autrefois simple garniture d'un poisson ou d'une viande, aujourd'hui elle trône seule, unique, incomparable. Préparée à la chaux, "cuisson" signature de Jérôme Banctel, elle symbolise la cuisine de ce chef qui ne peut s'empêcher de cacher son jeu. Littéralement.
Car cette carotte en renferme une autre. Quand vous appuyez dessus, elle libère une purée crémeuse – comme un tube de dentifrice – de carotte. Il ne saute pas aux yeux mais il y a un tout petit trou sur le dessus de la carotte, là où on l'a privée de ses fanes.
La "cuisson" à la chaux lui donne une texture à la fois tendre et ferme, avec une certaine densité, qui se rapproche de celle que l'on obtient par le séchage puisque la chaux a un effet déshydratant. Pensez à la différence entre la texture d'un champignon frais et celle d'un champignon séché qui a été trempé dans de l'eau et bien égoutté. Cette dernière fond en bouche non comme une glace mais comme un camembert qu'il faut doucement presser entre langue et palais pour en écraser la densité et le faire fondre en bouche.
Pourtant ses saveurs n'ont rien d'un fromage... Salée, sucrée, acidulée, cette carotte est tout aussi dense en goûts qu'en texture. Ce qui la rend furieusement séduisante et irrésistible, c'est la tendresse d'un végétal aux couleurs chaudes, bien qu'il soit ici si charnel et concentré. Avec la puissance et l'umami propres à ce légume aimable que l'on a l'impression de découvrir pour la première fois, ponctués par des petits tas de pickles de carotte en spaghetti et morceaux, tous différents.
La sauce qui l'accompagne est parfaitement à son image. Douce, tendre, avec une pointe d'espièglerie. Faut-il saucer au restaurant, se demande-t-on parfois. Mais comment ! Grâce à cette brioche frite, toute ronde et mignonne. Oui, il faut saucer, jusqu'à la dernière goutte.
L'artichaut
Nul besoin de monologuer sur ce plat qui est l'entrée signature du chef. À la carte depuis 2015, il a ouvert la voie à une cuisine jusqu'alors inédite. L'artichaut à la chaux, avec sa purée, sa sauce et ses chips, apprêté au vinaigre de sakura. Je pense l'avoir mangé une cinquantaine de fois. Et je l'aime toujours autant.
S'il y a un plat au monde qui réunit toutes les caractéristiques de l'umami végétal, c'est bien celui-ci. Salée, sucrée, acidulée, chaque bouchée, toujours trop courte, joue un arpège virtuose de goûts dont on soupçonnait l'existence sans jamais parvenir à l'entendre. Avec une finale persistante dont on se délecte longtemps...
L'aubergine
Aubergine confite, thon rouge à la flamme, roquette.
Le thon est mariné au satay et fini à la flamme. L'aubergine est fumée et citronnée. La sauce de roquette, acide et fraiche, fait le lien entre les deux.
Ne vous disais-je pas que ce chef est un vrai gamin ? Voilà ce que l'on découvre quand on coupe l'aubergine. Elle aussi referme une crème... Un caviar d'aubergine, bien sûr !
Cru, le thon n'est cuit que sur sa surface et se marie excellemment bien avec l'aubergine qui dégage elle aussi un parfum grillé. Mariage des concepts de caviar d'aubergine méditérranéen que l'on fait griller sur le feu avant de réduire en purée, et du tataki japonais où le poisson est juste passé à la flamme avant d'être plongé dans l'eau glacée pour stopper la cuisson ?
Quoiqu'il en soit, c'est extrêmement bon. Les textures sont légères, juteuses et fraiches. Les saveurs sont riches, sans sucrosité, avec ce côté presque ferreux du thon rouge, souligné par le soupçon d'acide salicylique de l'aubergine, tous deux arrondis par le satay et la sauce.
Le homard
Homard des côtes bretonnes, poché à l'eau de mer. Surprenant homard que voici, coiffé de ce qui ressemble étrangement à la perruque d'un clown. Un plat "pop", tout en jaune pétant, orange, rouge et vert. Quand on le coupe, le homard se révèle parfaitement cuit. Suffisamment pour afficher toute sa mâche quasiment viandarde et le sucré iodé qu'il ne montre que cuit, tout en demeurant nacré à cœur pour rester tendre et juteux.
Sa coiffe étrange n'est que du corail solidifié par de l'œuf, qui ressemble visuellement à un emmental râpé très finement. Mais en beaucoup plus fragile et délicat. Son goût est rond, suave et subtil comme une lointaine vague au large.
De petits bouts joyeux crépitent sous la dent. Ce sont des grains de maïs grillés. Des mini-goûters, comme quand nous étions jeunes. Souvenirs d'été, d'épis au barbecue, de bouches noircies et de sourires éclatants.
De fines gouttes imperceptibles de rayu apportent un parfum légèrement épicé et un piquant bien dosé pour raviver la sucrosité de la crème de maïs aussi jaune qu'un soleil. Le lit d'oseille apporte de l'acidité et rafraichit l'ensemble en fin de dégustation, comme une salade aux beaux jours après un repas riche en arômes chauds.
Jolie sélection de vins par Gaëtan Lacoste.
Le rouget
Le rouget de Méditerranée maturé est grillé uniquement sur la peau pour un croustillant exquis. Il est accompagné de tomates datterino à la chaux, délicieuses comme des bonbons mous, juteuses comme un fruit fraichement pressé. Déguster ou boire l'eau de tomate parfumée au safran que l'on aimerait avoir en terrasse dans un grand verre frissonnant à la place du pastis.
Les viandes
La première viande est la tagliatelle d'encornet...
Ce n'est pas une viande, me direz-vous. Ah ! Mais... Car si ce sont bien de fines lanières d'encornet surmontées d'une cuillerée de caviar osciètre, le maître d'hôtel a versé une sauce couleur anthracite – assez moche, soyons honnête. Un jus de canard concentré, détendu à l'encre de seiche, me dit-on.
Et voilà ce qui donne ce caractère si viande à ce plat marin. Ce jus est une vraie sauce de viande, aussi riche qu'un salmis. Alors le plat devient tout d'un coup terrien, ou plutôt, terre-mer, mer-terre... Ni l'un ni l'autre, ou les deux tout à la fois ?
Quand on assemble autant d'umami dans un si petit diamètre ! Umami de l'encornet (et la sucrosité délicieusement collante qu'il n'a que cru), umami du caviar (ce sel complexe), umami du jus réduit accentué par celui de l'encre de seiche. Quand deux fois deux font huit... Ou plutôt vingt. Les petites portions de ce plat suffisent car il est d'une telle puissance que l'on en sort essouflé.
La volaille
La volaille marinée au lait ribot, rôtie sur la peau, tartelette de petits pois à la française, huile d'ail des ours.
Le lait ribot est un attendrisseur naturel, dont les usages sont assez méconnus. Fallait-il un Breton pour en tirer tous les avantages ! Il permet aussi à la volaille de concentrer ses saveurs sans l'assécher.
La tartelette est absolument charmante. À la française (au lard fumé et aux oignons). Est-ce l'imagination qui nous fait miroiter l'image de Louis XIV, monarque absolu et peu sympathique s'il n'y avait eu sa passion immodérée pour les petits pois ?
Avec un vin naturel de Croatie, totalement inattendu.
Les desserts
Difficile d'apprécier à leur juste valeur les desserts après un tel repas qui allie richesse, ingénuosité et portions non négligeables. En pré-dessert, un accord de rhubarbe à la chaux et de vanille de Tahiti, avec ses petits pains soufflés. En dessert "principal", le chocolat, praliné noisette et gavotte croustillante. Tous deux éminemment goûteux et agréables. Et pour reposer le palais, des fraises bretonnes bien sûr, where else ?