Hémicycle
Le chef Flavio Lucarini et sa compagne, la cheffe pâtissière Aurora Storari, ouvrent un hémicycle résolument pêchu.
À l’entrée, un comptoir où l’on peut manger, face à la cuisine ouverte où officie le chef Flavio Lucarini, anciennement du Flaubert, et sa brigade. Un grand gaillard au sourire ensoleillé une fois hors de sa cuisine. Au fond, une salle carrée, dont les détails, me dit-on, ont été revus depuis notre visite qui date du 1er septembre, deux jours après l’ouverture. Ce jour-là nous étions sous une lampe - changée depuis - carrément orange. Alors mes photos ont un air maladif. Mais rassurez-vous, la cuisine a bien meilleure mine que dans ces images. Le reste de la cuisine, avec la pâtisserie, est caché derrière une porte. D’après Aurora Storari, cheffe pâtissière, anciennement du Clarence et compagne de Flavio, le couple est aux deux coins opposés du lieu et ne se voit pas beaucoup. Sinon ce serait insupportable, è troppo !
Ils sont très amoureux, et l’assument. D’abord il y a l’Instagram d’Aurora où les “mi amor” ne tarissent pas. Au restaurant, on les voit s’enlacer, discrètement bien sûr. Et quand Aurora quittait le Clarence, elle m’a dit “j’ai une opportunité de monter un restaurant avec mon copain alors vous comprenez…”.
Ce que l’on comprend, c’est que le lieu est une œuvre à deux. Oh, il y a certes un troisième larron car le restaurant fait partie du groupe Éclore. Mais la présence de ces deux Italiens est pleinement dans l’assiette.
Une présence forte et surprenante. Je connaissais les desserts détonants, originaux, expressifs, rebelles, d’Aurora Storari au Clarence. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de manger au Flaubert. Alors la vue des premiers amuse-bouches, assez classiques et bien rangés, m’a soulagée - et un peu déçue aussi, j’avoue.
Amuse-bouches
Mais quand on les mange… Le premier était une sorte de fond de plat, de la couleur d’une réduction de sauce au vin, avec son gressin. Quelques couleurs de feuilles et pétales pour relever cette masse teintée de rouge mais cela ne suffisait pas à donner envie.
“Baie acidulée et mascarpone” nous dit-on.
Quelle surprise… Dès le premier contact du bout des lèvres, l’acidité stridente galvanise les sens. La langue se rétracte presque face à ce choc, qui est tempéré par le mascarpone caché en-dessous - mais pas tant que cela.
Cela réveille d’un coup de cette torpeur dans laquelle nous descendons dans les restaurants feutrés, surprend, et pourtant a un goût de reviens-y absolument irrésistible.
Suivit une boulette fourrée d’une sorte de crème, entièrement laquée dans un liquide sirupeux et couronnée d’oxalis. On s’attend à ce que l’acidité de l’oxalis soit là pour équilibrer la sucrosité de ce que l’on imagine être de la mélasse de grenade… Mais non.
C’est un chou. Pas de Bruxelles. Un chou à la crème dont on a enduit la surface d’une sauce à l’acidité aiguë… Idée réfractaire car d’habitude, on fait tout pour le garder sec et croustillant. Alors qu’ici, le croustillant imbibé de sauce est d’une mollesse épaisse. La dent s’y enfonce profondément avant de rencontrer cette crème pas tout à fait crémeuse qui s’avère être une brandade de morue. Rafraichie par le liquide sirupeux frontalement acide mais aussi un peu doux. Imaginez cela ?
Ce petit chou mou, crémeux, salé, sucré, acide, sur lequel les dents crissent un peu au contact des feuilles d’oxalis, reste malgré toutes ces saveurs et textures surprenantes, délicieusement régressif.
La tomate
“Tomate San Marzano confite et glacée à la fève de Tonka, sofrito, torsades croustillantes à l’huile d’olive, condiment à la carotte fermentée et tomates rôties, sauce hibiscus et gingembre”, accompagnée d’un élégant verre de coulis d’oseille et un peu de poivron.
C’était bon, bon, bon ! Outrageusement délicieux. Une tomate confite jusqu’à concentrer ses sucres, avec l’acidité assez sèche de l’hibiscus, brutalement rafraichie par le gingembre. Des torsades croustillantes pour ponctuer cette douceur malgré tout très tendre en bouche. Le condiment à la carotte fermentée apporte une autre sucrosité complexe, du parfum et de l’umami plutôt que le sucré que l’on attend d’une carotte.
Les plats autour de la tomate sont en général très bons, car elle plait à tout le monde, petits et grands. Mais celui-ci ! Formidable travail sur le fruit, toujours en mettant l’accent sur l’acidité, jamais banale. On remarque l’absence d’agrume et de vinaigre dans les libellés des plats, aux acidités plus originales, plutôt tordues, légèrement punk.
Le homard et la betterave fumée
Ensuite le homard, avec sa “salade de lentilles Beluga, vinaigrette au verjus, bisque relevée à l’huile de figuier”. L’originalité de cette cuisine nous a tellement estomaqués, que ce homard parfaitement cuisiné nous parait presque retenu. Sa “retenue” donne un temps de repos à nos sens un tantinet secoués, bien que ce plat soit étonnamment joyeux et absolument pétillant.
On nous dit que c’est la grande signature du chef Flavio qu’il servait au Flaubert. “Ravioli de betterave fumée, sauce au petit lait, granité d’oignon rouge et pickles d’oignon”. Puisque tout le monde le connait déjà, je ne vais pas m’attarder dessus mais il m’a fait énormément sourire.
La “saucisse”
Le prochain plat m’a littéralement scotchée sur ma chaise, tant il était à la fois surprenant, gourmand et original. Sous la tuile de feuilletage pressé avec sa rangée bien militaire de champignons en fines lamelles, on entraperçoit un boudin aplati, comme une saucisse rugueuse dont on ne distingue pas la composition.
Voyez-vous ça, on nous sert de la saucisse grillée dans un restaurant qui se nomme après l’une des institutions les plus patriciennes de la nation, dans le quartier le plus bourgeois de Paris…
“Anguille fumée farcie aux champignons de Paris, marjolaine, consommé de tamarin et graines de moutarde, tuile de champignons de Paris.”
Ah. Ce n’est pas une saucisse.
On ne sait pas très bien comment attaquer le morceau. Faut-il commencer par la tuile, ou la mettre de côté pour entamer l’anguille ? Je me lance avec une cuillerée de consommé. Qui est extrêmement bon. De l’umami pur, très concentré, comme un consommé “normal” mais avec toujours cette acidité peu commune et un peu piquante, en filigrane dans toute la cuisine du chef.
Puis l’anguille… Ouh la la. Il faut aimer l’umami du poisson car celui-ci ne se cache pas. Juteux, comme dans une saucisse de type Toulouse, son gras est fondant et s’apprécie pleinement. Le gras est-il mis en équilibre par la farce de champignons ? Ou l’umami du champignon est-il décuplé par ce gras ? L’un et l’autre, probablement…
Du gras, de l’acidité pour le rafraichir et de l’umami débordant de partout. N’est-ce pas une définition de la gourmandise salée ? La tuile légère et ses champignons parfaitement crus et naturels, apportent fraicheur de textures et de goûts pour contrebalancer ce qui est presque un excès de saveurs. C’est punchy comme pas permis et puissamment délicieux.
Le pigeon
Enfin, la viande. Un beau pigeon bien élevé dans le Maine-et-Loire. Le suprême est poché, au kosho de cerise (comme un yuzu-kosho mais à la cerise, donc réduit en pâte avec du piment frais et quelque peu fermenté ?), accompagné d’un condiment mole (de la cuisine mexicaine) à la cerise, la cuisse en tempura avec un mélange d’épices, jus de pigeon, à tremper dans la mayonnaise verte de livèche. Sur le côté, un ravioli d’aubergine dans un bouillon d’épices.
On l’aura compris, le plat est gorgé d’épices. Du parfum, du piquant, de la chaleur qui ne brûle pas mais emporte en voyage par-ci, par-là.
J’aurais peut-être préféré que l’un, poché, soit servi après l’autre, frit, en deux services et non sur la même assiette. C’est peut-être mon côté psychorigide qui parle mais le plat m’a semblé un peu compliqué - quand on mange une cuisse, on la prend entre les doigts pour lui arracher sa chair avec les dents. On ne la repose pas en cours de route pour varier avec un bout de suprême proprement coupé au couteau, pendant que la friture refroidit. Alors, je n’ai pas compris l’intérêt de les servir ensemble.
Mais le pigeon est extrêmement bon. Qu’il soit poché ou frit, sa cuisson est parfaite, son assaisonnement - ou les condiments, on ne sait jamais vraiment ce qui est l’un ou l’autre - est ici aussi punchy, pêchu, osé.
Les desserts
Je n’ai malheureusement pas tout noté. Il est vrai que les desserts ne m’intéressent jamais beaucoup… Mais non, ce n’est pas pour ça. Pour une fois, j’étais trop époustouflée par les desserts pour faire autre chose que manger.
Le pré-dessert était très classique… d’apparence. Un palet tout rond, une glace en quenelle et une tuile dentelle à la cassonade. C’était simple, reposant, très gourmand, ni trop sucré ni pas assez, et fini en trois cuillerées.
“Crème brûlée au sésame, prune confite à l’hibiscus, sauce réduite à l’hibiscus. Sorbet à la prune, cardamome noire et tuile au sésame.”
Frais, gourmand, concentré, acidulé. Du gras végétal sucré presque salé, de l’acidité de toutes sortes, aussi vive que ses couleurs.
Mais la pièce maîtresse fut le baba.
Un baba au vin jaune. Avec trois accompagnements, au choix ou ensemble. Le premier, un pavé de mayonnaise à l’huile d’olive, miel et pollen. Le deuxième, une glace cacahuète, avec des rondelles légèrement séchées d’olive noire de Kalamata. Le troisième, un sabayon de tagète et fruit de la passion. Servi au guéridon comme un canard à l’orange ou un chariot de fromages. C’est somptueux à voir mais encore plus à manger. Un dessert inoubliable, infiniment délectable. Littéralement le meilleur de l’année, si ce n’est de la décennie.
Il y a du sucré velouté, soyeux, rond, frais, miel. De l’acidité, grasse et fraiche, qui enveloppe doucement. Du salé, croustillant, profond. De l’umami dont on ne saisit pas immédiatement ni la provenance ni la nature. Un dessert, dans son ensemble, qui va et vient, des saveurs aux autres, au gré de l’envie et des mouvements de cuillère. Et le baba… dans les règles de l’art, une éponge délicieusement friable, détrempée de vin jaune dont l’alcool est devenu parfum, doux et réconfortant.
En un mot, magnifique.
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