Écrevisses, biscuits, gravy et croissant mou.
Malgré l'essor des burgers en France, la cuisine américaine ne semble intéresser personne. Cuisine d'immigrés, fusion sans tradition ? Mais riche en histoire, arômes et saveurs.
« Il n’y a pas de cuisine américaine, il n’y a que des cuisines importées de partout » dit-on. Dur dur de sortir des préjugés, que ce soit pour les produits chinois que l’on regarde toujours d’un œil suspicieux, que la cuisine américaine dont la plus célèbre représentation est MacDo.
Listons un peu les méchancetés que l’on dit sur les Américains et leur cuisine :
Ils ne cuisinent pas, ils ouvrent des boites.
Ils ne pâtissent pas, ils ouvrent des sachets.
Ils n’ont aucun savoir-vivre et mangent tout avec les doigts.
Ils passent leur temps à manger des donuts assis au volant.
Ils ne boivent pas de café mais des latte Starbucks.
Tout est gras et blindé de sucre, c’est pour ça qu’ils sont obèses.
Il est vrai qu’aux États-Unis, l’origine de chaque cuisine est connue car relativement récente — la cuisine juive de New York, la cajun dans la Louisiane, le sushi californien, le Tex-Mex au Texas — là où en France, les influences de la Rome Antique et de la Renaissance sont noyées dans les méandres du temps. Alors ces cuisines sont encore assez distinctes, chacune portant son nom. La Soul Food, la cuisine des Noirs, avec des spécialités comme le fried chicken (poulet en morceaux enrobés dans une pâte à frire épaisse) et les black-eyed peas (cornille, haricot originaire d’Afrique de l’Ouest). La Cajun, celle des Acadiens, peuple francophone qui s'est implanté en Louisiane après avoir été expulsé des régions du nord de l’Amérique à la fin du XVIIIe siècle. La Tex-Mex, à ne pas confondre avec la cuisine mexicaine, ces deux cuisines étant très présentes au Texas. Les cuisines américaines sont d’une diversité étonnante car le pays est grand. La pizza newyorkaise est aussi différente de celle de Chicago (1300 km), que la napolitaine et la romaine en Italie (188 km). Le hot-dog newyorkais, dérivé direct de la cuisine de l’Europe de l’Est, est remplacé dans le sud des USA par le kolache texan, désormais très différent de l’original tchécoslovaque.
Houston, Texas.
Quand on pense au Texas, on pense cactus, cowboys et barbecue. Un état plus grand que la France dont les restaurants ont la possibilité et non l’obligation d’afficher une interdiction de port d’armes visibles sur leurs portes (en moyenne, chaque Texan est propriétaire de trois armes à feu). Pourtant la plus grande ville du Texas, Houston, est la quatrième des États-Unis en terme de population, et fut désignée en 2021, comme la plus multiraciale, devançant New-York, New Jersey, Dallas et Los Angeles.
Houston est célèbre pour la NASA, avec la phrase « Okay Houston, nous avons eu un problème » prononcée par l’astronaute Jack Swigert en 1970, lors d’une explosion qui paralysa l’Apollo 13 à 300 000 km de la terre. Après la NASA, Houston évoque pêle-mêle ZZ Top, le pétrole, des voitures immenses aujourd’hui remplacés par des Tesla et des familles profondément religieuses qui prient à table avant d’attaquer les spaghettis à la sauce tomate aux saucisses. C’est ici aussi que pour la première fois, j’ai fait l’expérience d’une serveuse qui m’a souhaité « y’all have a blessed evening (passez tous une soirée bénie) » à la fin du repas dans un restaurant de Soul Food dont la cuisine se caractérise fièrement par la couleur de la peau.
La plus multiculturelle des cuisines
S’il y a une chose dont les Houstoniens sont fiers, c’est bien leur culture culinaire, l’une des plus riches du pays dont un produit est le symbole. Le crawfish est l’écrevisse rouge, hautement prisée. Pendant sa saison, des panneaux pour sa vente au poids apparaissent partout. Lorsque l’on demande à un Houstonien quand il faut visiter sa ville, sa réponse est invariablement « venez en février, c’est la saison de l’écrevisse ».
L’écrevisse peut être cuisinée de deux façons. La première est celle des Acadiens, dont le nom sera déformé au fil du temps pour devenir Cajun. Cette cuisine qui vient de la Louisiane a pour base lointaine la cuisine française, dont témoigne l’utilisation généreuse de beurre, mêlée à des influences africaines et indigènes. On la dit simple et rustique car consistant principalement de ragoûts à base d’une mirepoix de piment doux, oignon et céleri, parfumés d’aromates comme le thym, le laurier, le persil, le piment de cayenne, le poivre noir, pour cuisiner des crustacés, du poulet, l’andouille qui est une saucisse fumée, et du boudin, une autre saucisse au foie de porc ou de poulet, des petits oignons et du riz.
Mais la réelle signature de Houston est la deuxième méthode, plus récente. La cuisine Viet-Cajun a émergé dans les années 2000 pour devenir la fierté de la ville, avec des chefs-entrepreneurs comme Lee Ngo et Trong Nguyen. Des immigrés ? Évidemment ! Des vietnamiens immigrés au Canada sont descendus en Louisiane et se sont installés à Houston, au bord du Golfe du Mexique, pour poursuivre une activité de pêche qu’ils connaissaient pour l’avoir pratiquée au pays, construisant l’une des plus importantes communautés vietnamiennes en dehors du Vietnam. Quelques décennies plus tard, leurs descendants ont créé une cuisine populaire vive et joyeuse, colorée et parfumée, mariant les produits et cuisines de tous ces terroirs.
Crawfish and Noodles
Du beurre et de la charcuterie venus de France. L’écrevisse, produit d’un terroir marécageux. Des épices et aromates apportés par les esclaves africains, mélangés à ceux des autochtones caribéens, repris par les boat people qui ont également apporté des notions françaises déjà présentes, entre l’Indochine, le Québec et la Louisiane. Le résultat de cruelles migrations, dont on n’imagine pas la peur, la misère, la souffrance, les victimes, mais qui, comme bon nombre de mouvements migratoires, ont donné naissance à une culture nouvelle et vivante.
Car ces fameux crawfish ou mudbugs — l’autre mot pour les écrevisses, bestioles de boue — sont absolument délicieux. Des écrevisses fraîches en saison, cuites au wok avec de l’andouille, une saucisse qui parfume, sale et donne son gras plein d’umami, des épices et aromates à n’en plus finir et du maïs, tendre et doux, à l’américaine. Et surtout, beaucoup, beaucoup de beurre et d’ail.
Ce n’est guère chic. N’attendez aucune nappe ni serviette digne du nom. Chez Crawfish & Noodles, restaurant emblématique Viet-Cajun de Trong Nguyen, le crawfish est servi dans un sac plastique pour ne rien perdre de tout ce beurre rougi d’épices, merveilleux en sauce. Les plats sont en carton, la nappe, en plastique, et le personnel ramasse tout — carapaces, jus, gras — en rassemblant simplement la nappe pour tout mettre à la poubelle.
Pour la planète, c’est nul. Pour un moment de gourmandise, où l’on prend à pleines mains ces petits crustacés terriblement délicieux… C’est divin. Art de la table ? Pourquoi faire ! Finger food ? Mais comment ! Le maïs très tendre et doux se croque pour des pauses bienvenues, l’andouille se mâche pour le croquant de son boyau et sa texture de viande juteuse grossièrement hachée.
Oliver’s Gourmet
Il s’agit d’un petit restaurant qui, vu de nous Parisiens, Européens, Vieux-Mondistes, s’apparenterait plus à un fast-food, où l’on commande au comptoir pour être servi à table. Vu des USA, ce n’est certainement pas un fast-food, étant un lieu upscale, mot qui n’a pas d’équivalent exact en français, signifiant « de qualité et de prix supérieurs, destiné à une clientèle aisée ».
Oliver’s Gourmet tient son nom du petit Oliver fils et petit-fils des propriétaires, né précoce avec une fistule trachéo-œsophagienne, une malformation congénitale faisant que l’œsophage n’est pas relié à l’estomac. Après une séries d’interventions chirurgicales risquées, le petit Oliver put enfin manger normalement. Aujourd’hui, à deux ans, Oliver est sorti d’affaire. Son père et son grand-père y voient l’intervention de Dieu et ont ouvert ce restaurant il y a un peu moins d’un an, faisant don d’une partie des bénéfices à des œuvres chrétiennes.
Gourmet American Southern Cuisine. Ainsi se définit le lieu. Au petit-déjeuner, les biscuits typiques du sud des États-Unis. Ressemblant un peu à des scones, ce sont des petits pains levés au bicarbonate de soude et à la levure chimique. Légèrement sucrés et salés, ils s’accompagnent traditionnellement de gravy, une sauce épaissie de jus de viande, brune avec de la tomate, ou, plus commune dans cette région, blanche car à base d’une épaisse béchamel.
Chez Oliver’s , les biscuits sont très croustillants en dessous, comme s’ils avaient été non seulement cuits au four avec beaucoup de beurre, mais frits après cuisson dans une poêlée de beurre. En définitive, il y a beaucoup, beaucoup de beurre… Servi dans un sausage gravy qui contient de la chair à saucisse, on a l’impression de faire son stock de glucides et de lipides pour le mois. Mais c’est irrésistiblement bon et on mange cuillère après cuillère de ce voisin mille fois plus gourmand des flocons d’avoine jusqu’à racler l’assiette.
Mon compagnon avait commandé un plat de grits au bacon. Originaire des Amérindiens Muscogee, le grits est une sorte de porridge fait de maïs moulu et tamisé, dont la partie plus fine devient farine, et la partie plus grossière restant dans le tamis, utilisée en grits. Plus souvent salé que sucré, c’est un plat typique du petit-déjeuner des régions du sud, que l’on appelle parfois le « grits belt ».
Dans le grits d’Oliver, les miettes croustillantes de bacon salé et gras donnent de la structure à ce porridge tout en tendresse. C’est absolument délectable et tient au corps pour le reste de la journée. On imagine bien les cowboys cuisinant ces plats dans une casserole posée sur un feu ouvert, pour se réchauffer à l’aube très fraiche des grandes plaines…Howdy !
La carte change au déjeuner et offre essentiellement des sandwichs upscale puisqu’ils se situent aux alentours de $17 chacun, faisant de vrais repas complets.
Le Mighty Reuben comme son nom l’indique est d’inspiration juive de la côte Est. Du corned beef maison, du fromage suisse, de la choucroute et une vinaigrette russe, dans un pain marbré au pumpernickel et seigle, généreusement toasté dans du beurre.
À prendre avec les doigts — mais que c’est bon ! La légère acidité de la choucroute américaine, moins fibreuse que l’alsacienne et plus fondante, équilibre le sel du corned beef et le gras du beurre et du fromage. Accompagnement au choix entre des chips ou une salade de pomme de terre.
The Overnighter. Malgré son aspect inoffensif et plutôt modeste, une vraie bombe de matières grasses pleines d’umami. Du pulled pork d’épaule de porc, confit longuement et reposé tout aussi longuement dans ses sucs. Servi dans un hoagie de Cheddar, avec mayonnaise et piments jalapeños en pickles. Le hoagie est un pain blanc dont la texture ressemble à celle du pain au lait français, légèrement sucré, qui sert à la confection des sandwichs du même nom.
Cet Overnighter est captivant. Le hoagie est ici aussi poêlé au beurre. Quand on prend le sandwich entre les doigts, la graisse du porc, celle du fromage et du beurre ruissellent, entremêlées, et on doit se pencher en avant pour qu’elles tombent dans l’assiette et non sur la chemise. Une légère acidité et de piquant de la part des piments jalapeños pour un peu de fraicheur. L’umami du porc effiloché est tel que ce simple sandwich devient un plat monstrueusement goûteux.
One Hot Chick est un sandwich que l’on exècre en France… Car il est dans un croissant. Ah la la, les Gaulois peuvent être bien réfractaires parfois… Le croissant en sandwich existe depuis quarante ans au Japon et je suis surprise que l’on en fasse tout un plat en France en 2023. Il faut dire que ce croissant est tout mou, plutôt pain au lait que croissant vraiment french. Cette mollesse est voulue car la tendreté est très prisée aux États-Unis.
C’était peut-être le sandwich le moins intéressant des trois. De la laitue, puis de la « salade de poulet », c’est-à-dire du poulet effiloché et de la mayo. Quelques tranches de tomate fraîche et de bacon américain craquant – dont je rêve la nuit. Je n’ai jamais compris pourquoi il est impossible de trouver du bacon — en somme, de la poitrine de porc salée et fumée — vraiment croustillant en France.
En accompagnement, la salade de pomme de terre. Un délice chaud inattendu. Les pommes de terre cuites et réduites en morceaux sont intimement enrobées de sauce légèrement relevée de vinaigre et d’oignons. C’est tout aussi riche que le reste mais totalement irrésistible. Un comfort food que l’on voudrait manger devant la télé comme font les héroïnes de séries américaines avec leurs énormes pots de glace.
J’avais demandé un biscuit seul, curieuse de le voir au naturel. Une texture friable et légère de scone bien fait, avec un sel présent et un sucre imperceptible, qui se déguste avec délectation, rendu croustillant et fondant tout à la fois par le beurre.
Tout ceci n’est peut-être pas très diététique. Mais c’est tellement bon. Qui a dit que la cuisine américaine ne vaut pas le détour ?