Deux petits cambodgiens parisiens.
Le premier s'appelle Melinda. Ce n'est pas du racisme ordinaire, mais deux littéralement petits restaurants cambodgiens qui ne paient pas de mine mais sont redoutablement efficaces.
MELINDA
Dans une avenue qui ressemble plutôt à un terminus de tramway qu’à une vraie rue, tout au bout au fin fond du 13ème arrondissement, se trouve un petit restaurant discret malgré la devanture au faux air Star Trek – la série originelle des années 1960. Une amie, C-H, m’y a emmenée.
“C’est notre cantine familiale. Nous y allons depuis la génération de mes parents.”
Effectivement, ce midi, la clientèle était composée de couples de retraités asiatiques, mangeant dans un silence confortable que l’on devine est le fruit d’une longue vie passée l’un aux côtés de l’autre. Que d’histoires doivent-elles se cacher derrière ces visages calmes…
Plus tard, une famille est arrivée. Les enfants, encore petits, parlent français. Les parents, quant à eux, parlent français avec les enfants, et un chinois qui ne sonne ni mandarin ni cantonais. Est-ce du teochew?
Le teochew est un dialecte originaire du Chaoshan dans le sud de la Chine, d’où un grand mouvement d’émigration eu lieu entre les XVIIIe et XXe siècle vers l’Asie du Sud-Est. Le teochew devint ainsi une langue parlée par de nombreuses populations au Cambodge, en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie, à Hong Kong et à Singapour.
J’ai enfin demandé à mon amie C-H que je connais pourtant depuis longtemps quelles sont les origines de sa famille. Car on sent souvent une grande pudeur chez les personnes immigrées d’Asie, une porte fermée sur laquelle on n’ose pas frapper. Mais elle me répondit tout simplement :
“Une région dans la province de Guandong en Chine qui s’appelle ChaoShan. Mes parents sont partis du ChaoShan et se sont installés au Cambodge, qu’ils ont quitté à cause de la guerre pour aller à Taiwan. Moi, je suis née à Taiwan. Nous sommes venus en France quand j’avais 11 ans. Mon père ne parle jamais du Cambodge. Je crois que c’est parce que ses frères ont été tués là-bas. Mais il est très attaché à ses origines du ChaoShan et dans la famille, nous parlons teochew. Mais nous mangeons aussi cambodgien !”
Contrairement aux personnes issues de l’immigration des pays africains, les Asiatiques ont beaucoup bougé, partant de Chine lors de la Révolution culturelle, s’installant un temps au Vietnam, au Cambodge, au Laos (en Indochine, à l’époque), ou encore en Corée, fuyant la guerre et la répression, trouvant d’autres terres en Amérique ou en Europe. Ce sont des histoires de déracinements répétés et de travail acharné que l’on présume douloureuses - vécues dans une telle dignité que l’on n’ose jamais poser trop de questions. Mais sur le chemin, les cuisines se mélangent, s’adaptent et se créent.
Hainan, le Cambodge et le menu.
Le patron de Melinda (dont je ne connais pas le nom) donne toujours l’impression qu’il fait la tête. En réalité, non. Il est simplement réservé et pas loquace. Mais il répond très volontiers aux questions, est parfaitement attentionné et il lui arrive même de sourire. Il est originaire de Hainan, une île tropicale au sud de la Chine, mais il a grandi au Cambodge.
La carte ici est très longue. On la lit, sous le verre qui recouvre la table. Vous souvenez-vous de l’époque où l’on voyait cela dans les restaurants populaires de toutes nationalités ? Nostalgie… Elle est écrite en chinois traditionnel et en français. Pas en cambodgien (khmer).
Les libellés des plats ne semblent pourtant pas exclusivement cambodgiens. Je reconnais certains noms de plats vietnamiens – et que penser de “spaghetti saïgonnais de lamelles de porc”? Il est difficile de distinguer les cuisines des pays de l’Asie du Sud-Est sans bien connaitre toute la région car si certaines caractéristiques sont clairement uniques à chaque région, d’autres peuvent être très ressemblantes entre le Vietnam, le Cambodge, la Thaïlande, le Laos et certaines régions du sud de la Chine. Avec comme point commun, l’utilisation de la sauce de poisson : nước mắm en vietnamien, nam pla en thaï, nam pa en laotien, tik trei en cambodgien.
Il y a deux grandes régions en Asie. Celle de la sauce de soja, c’est-à-dire l’Asie du Nord-Est avec la Chine, la Corée et le Japon. Et celle de la sauce de poisson, le Vietnam, la Thaïlande, le Cambodge, le Laos, le Myanmar et les Philippines.
Autre caractéristique qui distingue la cuisine de l’Asie du Sud-Est de celle de l’Asie du Nord-Est : l’utilisation du lait de coco, des arachides, des bananes et du sucre de palme. Inexistants au Japon et en Corée, on les voit peu en Chine excepté dans le sud.
Que manger chez Melinda ?
Il y a tellement de choses que l’on voudrait commander…
Salade de bourgeon de banane
C’est un plat que l’on voit aussi sous l’appellation “salade de fleurs de bananier”. Les bourgeons sont taillés en rondelles assez fines mais restent fermes, même après avoir absorbé le jus. Leur texture rappelle celle du fenouil coupé en lamelles ou rondelles, avec un croquant un peu sec et un côté fortement fibreux ressemblants à ceux du fenouil, malgré une saveur très différente, plutôt fade et légèrement parfumé. C’est un de ces aliments que l’on affectionne beaucoup en Asie, que l’on mange non pas vraiment pour le goût mais plutôt pour la texture, agrémentée d’un assaisonnement. Comme le konjac au Japon et la méduse en Chine.
Il y a aussi des morceaux de cuisse de poulet, des herbes et des pousses de soja. Légèrement pimenté (plus pour le parfum que le piquant), l’assaisonnement est classique, à base de sauce de poisson, ail, sucre de palme et citron vert, mais toujours absolument irrésistible. Avec ces herbes très vertes, plutôt charnues, menthe et rau ram, qui sont la signature de la cuisine d’Asie du Sud-Est. Leur parfum est puissant, même si en France, sans doute à cause du terroir, il l’est nettement moins.
Banh khot
Les banh khot servis dans les restaurants vietnamiens sont ronds. Ici, c’est une crêpe de farine de riz et lait de coco sur laquelle sont parsemées des crevettes hachées et de la ciboule. À couper en petits morceaux et à tremper impérativement dans sa sauce de lait de coco, sucre de palme et citron vert, un tout petit peu pimentée.
Le banh khot est un plat que l’on rencontre relativement souvent, qui semble toujours bon. Inratable? Peut-être, mais ici, il est particulièrement succulent. Le contraste entre le croustillant de la croûte dorée par la poêle, et l’appareil chaud, crémeux, presque solide mais pas tout à fait, parfaitement fondant, est absolument exquis, et les crevettes donnent une petite mâche rigolote.
Vermicelle Namya et vermicelle khmer (somlor khmer)
Je ne sais jamais lequel est lequel… Des vermicelles de riz dans une soupe vraiment épaisse faite de porc pour l’un, poisson pour l’autre, l’un comme l’autre émietté finement (pilé, plutôt?), avec épices à la fois curry indien et curry thaï, et lait de coco.
Quelques pousses de soja pour rafraichir. On peut ne pas aimer ce côté “bouillie de porc ou poisson”, comme un potage mais de porc ou de poisson, mais je trouve cela rudement bon. Le porc est peut-être un peu plus “gourmand” avec des flocons secs de porc saupoudrés dessus (voir photo ci-dessous) mais je préfère le poisson malgré l’arrière-goût poissonneux de la soupe. À mi-chemin entre un potage et un plat de vermicelles avec une sauce liquide.
Soupe tropicale au poisson
Je crois que c’est du panga dont je ne raffole pas, son goût poissonneux et légèrement vaseux n’est pas pour tout le monde. Mais cette soupe a ce goût sucré, salé, acidulé, parfumé d’ail et de citronnelle, qui me rappelle les bouiboui de nuit en Thaïlande et au Vietnam. Un goût de vacances humides et chaudes…
La nuit, dans les marchés, à la lumière des ampoules nues qui pendent dangereusement des toits des échoppes. Des sourires accueillants de femmes et d’hommes qui font des galettes fourrées de banane et de lait condensé, sauter des fruits de mer dans des grands woks aux feux violents, vendent des faux Chanel et des savons finement sculptés dans un joyeux méli-mélo. Des odeurs fortes de la mer pas très fraiche, du durian qui pue mais qui est tellement voluptueux et sucré en bouche, du porc grillé au charbon dont le gras coule sur le menton quand on croque la brochette, et des papayes vertes en salade tellement piquantes alors que l’on a demandé “un seul piment” à la petite vieille accroupie par terre devant son mortier et pilon à som tam, que la touriste qui ne sait pas manger piquant fait bien rigoler.
Un plat tout en douces acidités avec les petites tomates et l’ananas frais.
Brochettes de bœuf phnom-penhnoise
Il y a aussi les '“brochettes d’entrecôte de bœuf aux cheveux d’ange” et je ne sais jamais lequel c’est. Le bœuf est mariné dans la sauce de poisson et du sucre puis grillé sur des brochettes. Caramélisées, avec ce bon fumet de grillade, elles sont servies avec la garniture pétante de fraicheur. Il convient de rouler un morceau de viande, quelques feuilles aromatiques, un petit paquet de cheveux d’ange dans une feuille de salade, tout tremper dans la sauce et savourer – c’est terriblement délicieux.
Potage de riz aux tripes
Si vous n’aimez pas les abats, passez. Mais si vous aimez le congee ou la soupe de riz, le sang coagulé, le foie, toutes ces choses très riches en fer et qui donnent des forces, dit-on… Ce “potage de riz” est pour vous. Rassurant, roboratif, riche sans beaucoup de gras, le riz est mijoté à en devenir fondant comme un riz au lait salé, les bouts de viande de porc donnent un peu de mâche, les herbes hachées parfument et relèvent.
Spaghetti saigonnais (banh sung bo)
Comme un bo bun mais avec des grosses pâtes qui pourraient être des nouilles udon… mais au riz. Et une “sauce type nem” mais au lait de coco. Cela pourrait sembler banal mais je n’en ai jamais mangé comme ici. Un superbe plat unique pour un déjeuner rapide, garni de bœuf, de nems, de pickles de daikon et carotte, de menthe et arachides pilées. Frais, doux, sucré, salé, acidulé et des nouilles tendres comme tout.
Souxa (3 couleurs)
Un dessert que l’on voit souvent dans les restaurants vietnamiens sous le nom “trois couleurs” et que je n’aime pas du tout. Mais le patron me dit “Essayez, le mien est bon” alors comment résister ? Et il était effectivement très bon ! Grande surprise et je ne sais pas à quoi c’est dû, probablement la fraicheur et le fait que tout soit fait maison…
Riz gluant au durian et autres desserts
Nous sommes fans du riz gluant au durian, ce fruit adoré ou détesté, mais qui ne laisse jamais indifférent. Il faut le réserver en arrivant car il n’y en a jamais beaucoup. Sinon, le “riz noir au flan” est littéralement cela, du riz noir gluant coiffé d’un “topping” de flan, le tout arrosé de lait de coco sucré et chaud. Génial pour un soir d’hiver, pour un dernier rayon de soleil avant de quitter les lieux, dans la nuit froide, humide et sombre.