À la conquête des Amériques
Par Claire Pichon, rédactrice en cheffe des magazines Fou de Cuisine et Fou de pâtisserie.
Vu de France, le continent culinaire américain reste un grand inconnu. Entre clichés sur la «fast food», confusion des genres et malentendus divers, l’essence des extraordinaires cuisines de l’Amérique échappe presque totalement au gourmet hexagonal. Et c’est bien dommage…
C’est loin, l’Amérique, et c’est grand. Ce sont sans doute les raisons pour lesquelles nous connaissons si mal les différentes cultures gastronomiques qui la composent. Hors burgers et tacos, les restaurants venus du Nouveau Continent, Nord comme Sud, sont en fait assez clairsemés sur notre territoire hexagonal. Peut-être parce qu’il y a peu d’immigration d’origine américaine en France. Ironie du sort, cela est sans doute dû au fait que nous n’avons finalement envahi (presque) personne là-bas car nos colonies aux Amériques furent brèves. Nous nous sommes orientés vers l’Afrique du Nord ou l’Asie du Sud-Est, régions que nous connaissons mieux aujourd'hui culturellement et gastronomiquement.
De leur côté, quand ils viennent en Europe, les immigrés américains choisissent volontiers un pays dont ils comprennent la langue : les Mexicains, les Chiliens ou les Vénézuéliens vont en Espagne, les Brésiliens au Portugal ; les anglo-saxons, à Londres. Il y a plus de taquerías à Madrid qu’à Paris. Et l’on connaît le lien particulier qui unit les États-Unis à la Grande-Bretagne.
Et puis il y a aussi la sempiternelle surconscience française de la qualité de sa propre gastronomie, ce nombril qui nous absorbe tant que nous en oublions souvent de bien regarder les cuisines des autres.
Alors les clichés abondent.
Le propriétaire de la boutique péruvienne El Inti, dans le Marais parisien, s’en amuse : « Plusieurs fois par jour, il y a des gens qui entrent et qui demandent à acheter des tortillas ou du guacamole. Mais ce n’est pas du tout péruvien, cela vient du Mexique ! Et je ne m’y connais pas plus en cuisine mexicaine qu’en cuisine thaïlandaise ! »
Le constat est là. Nos idées sur ces cuisines lointaines sont au mieux floues, quand elles ne sont pas complètement fausses.
Alors, venons-en au fait. En Amérique, qui mange quoi ? Pour mieux appréhender les cuisines qui parcourent le continent, il faut revenir sur son histoire, et comprendre que les cultures culinaires s’y sont construites par couches, un peu comme une fusée à quatre étages.
Étage 1 : les civilisations précolombiennes
Remontons le temps avant l’arrivée de Christophe Colomb. Les civilisations amérindiennes natives d’Amérique du Sud (Mayas, Incas, Quechuas...) et d’Amérique du Nord (Sioux, Cheyennes, Apaches, Navajos...) avaient toutes leurs propres cultures culinaires, plus ou moins élaborées. Au nord, les peuples étaient souvent nomades et ne possédaient pas ou peu de culture écrite. Il reste donc peu de traces de leurs recettes ; on en connaît davantage sur les cuisines originelles du sud du continent.
Dans un cas comme dans l’autre, le vaste territoire sur lequel ces peuples évoluaient était d’une fabuleuse diversité. On y trouvait tous les climats possibles, et les végétaux y poussaient en quantité : haricots, tomates, pommes de terre, piments, quinoa et, bien sûr, maïs, dont la culture et la consommation furent au centre de la construction d’une grande partie des sociétés du continent américain.
En effet, notre sacro-saint blé, dont la culture est à l’origine de notre propre civilisation, était inconnu en Amérique. À sa place, le maïs occupait le rôle d’aliment nourricier central. Il existait ー et il existe toujours ー sur le continent des dizaines de variétés de maïs : violet, bleu, multicolore, d'autres à très gros grains comme le maïs blanc géant de Cuzco... Il y avait donc de quoi faire. Mais malgré sa polyvalence et sa diversité, le maïs n’affichait pas les mêmes propriétés que le blé. Plus délicat à conserver, il avait un autre inconvénient : même réduit en farine et additionné de liquide, il ne s’agglomère pas. Impossible donc d’en faire une pâte, et l’on ne parle même pas de pétrissage, le maïs étant exempt de gluten.
Heureusement, autour de 1500 avant notre ère, les peuples résidant en Méso-Amérique inventèrent la nixtamalisation. Ce mot compliqué d’origine aztèque désigne le processus suivant : on ajoute dans le maïs une solution alcaline (un mélange de cendres de bois et d’eau faisait l’affaire), puis, avec la cuisson, la macération et le rinçage, les propriétés de la céréale se modifient. La peau des grains s'enlève. Ceux-ci se conservent mieux. Et surtout, il devient possible d’en faire une pâte malléable : la masa. Celle-ci peut désormais s’agglomérer et former les crêpes de maïs que nous connaissons sous le nom mexicain de tortillas. Elles peuvent donc se préparer, se transporter, se stocker facilement. «
La masa est l’une des fondations des civilisations de cette région du monde », expliquent Eric Werner et Mya Henry, chefs du restaurant Hartwood (dans le Yucatan), dans leur livre publié chez Workman.
Étage 2 : Le grand débarquement
L’arrivée des Européens, au début du xvie siècle, marqua une rupture d’une violence inouïe, inégalée à l’échelle de l’humanité, dans l’histoire des civilisations américaines. Elle se solda en quelques décennies par la mort d’au moins 50 % de la population d’origine du continent américain (les estimations les plus hautes parlent de 95 %). Ce drame absolu, dont on a aujourd’hui encore du mal à prendre la mesure, changea le visage du monde à jamais, et de nombreuses civilisations natives (et leurs cuisines) sombrèrent irrémédiablement dans l’oubli.
Par ailleurs, pour les conquistadors arrivant en Amérique, la nourriture devint plus qu’un moyen de subsistance : c’était un instrument politique. Par méfiance mais aussi par calcul (il fallait bien justifier l’invasion européenne et la mise sous tutelle des populations locales), les Européens qualifièrent les populations indigènes du continent américain d’« inférieures, moins civilisées » ; et tous les aspects de leur vie se devaient de témoigner de cette supposée différence.
Les envahisseurs firent alors une interprétation perverse de la situation : les peuples d’Amérique mangeaient du maïs, des avocats, des tomates et ils étaient (selon eux) barbares ; de l’autre côté les Européens mangeaient du pain, du bœuf, des olives et du fromage et ils étaient (toujours selon leurs propres critères), au comble du raffinement et de la civilisation. Donc, pour éviter de se transformer soi-même en barbare, il fallait éviter la nourriture des Amérindiens. CQFD.
S’ensuivirent des siècles durant lesquels les nourritures des peuples natifs allaient systématiquement être étiquetées comme inférieures, rustiques, peu dignes d’intérêt. Mais cela allait aller plus loin : pour éviter de se dégrader en mangeant les nourritures autochtones, les envahisseurs décidèrent donc de faire venir et de cultiver les produits venus d’Europe. Oliviers, vigne et bien sûr champs de blé furent implantés. Dans le même temps, alors que les animaux indigènes (dindes, lamas ou cochons d’Inde) étaient laissés aux peuples natifs, on fit venir des mammifères européens tels que porcs, chevaux ou vaches, dont l’élevage sur place se révéla un immense succès. Les territoires étaient vastes et fertiles, les prédateurs absents : les races à viande venues d’Europe se développèrent à un point tel que la consommation carnée devint accessible à tous aux Amériques, alors qu’elle restait un luxe sur le Vieux Continent. Les peuples natifs, eux, souffrirent grandement de cet élevage à succès, leurs cultures étant littéralement grignotées par ces animaux venus d’ailleurs.
Mais les Espagnols apportèrent également quelques délicieux ingrédients qui allaient façonner les cuisines locales. « Avec la guerre et les maladies, les Espagnols apportèrent aussi les agrumes, la coriandre, les oignons, l’ail et le gingembre », raconte Martin Morales dans son livre Ceviche, consacré à la cuisine du Pérou.
Étage 3 : influences africaines
C’est le troisième pilier de la cuisine du continent américain, longtemps ignoré et qui commence enfin à être reconnu à sa juste valeur. Rappel des faits : non contents d’avoir envahi les lieux, les Européens, jamais à court de bonnes idées, décidèrent assez vite de déplacer de force certains peuples d’Afrique afin d’assurer la culture et l’exploitation de leurs nouveaux territoires.
Ce trafic humain d’une atrocité sans nom changea lui aussi la face du monde, et eut également un impact sur les cuisines d’Amérique. Par exemple le gombo, plat incontournable de La Nouvelle-Orléans, est à base de gombo ou okra (Abelmoschus esculentus), plante originaire d’Afrique, où il est toujours largement consommé comme légume et condiment. Les esclaves auraient emporté les petites graines de gombo en les cachant sur eux, parfois dans leur oreille ou leur nombril, pour pouvoir se nourrir de ces légumes qu’ils appréciaient.
Mais ce n’est qu’un exemple car sur le continent américain, bien des cuisines ont été fortement marquées par les influences d’Afrique, comme la région de Bahia, au Brésil, dont un plat typique, la moqueca de camarão, est l’un des emblèmes de la cuisine afro-brésilienne. Il contient en particulier du dende, soit de l’huile de palme non raffinée à la couleur orange, ingrédient que l’on retrouve largement en Afrique de l’Ouest.
Enfin, il est à noter que bien après l’émancipation des esclaves, les populations originaires d’Afrique restèrent souvent bloquées au bas de l’échelle sociale. Vivant modestement, pour ne rien gâcher, elles cuisinaient des ingrédients à bas coût, et créaient des plats à base d’abats, comme les célèbres anticuchos péruviens, délicieuses brochettes de cœur de bœuf. Et si aujourd’hui le gombo (que nous mentionnions plus haut) connaît un joli succès auprès des restaurateurs branchés, il garda longtemps cette image de nourriture du pauvre.
Étage 4 : terre d’accueil
Continent déclaré « à peupler » par les Européens qui en avaient pris possession, l’Amérique moderne telle que nous la connaissons se construisit fondamentalement par les migrations. Aventuriers de tout poil, colons intrépides, chercheurs d’or, Juifs fuyant les persécutions, Italiens ou Irlandais échappant à la pauvreté voire à la famine, réfugiés politiques, repris de justice, cadets sans fortune, familles fuyant les guerres... Tous prenaient le bateau pour tenter leur chance dans le nouveau monde.
En Uruguay, la cuisine quotidienne est finalement très proche de celle de... l’Italie. « En termes de cuisine, nous descendons davantage du bateau que des Indiens », témoigne avec humour une Uruguayenne, Ana Karina, dans l’excellent livre La Cuisine de l’exil, de Stéphanie Schwartzbrod, paru chez Actes Sud. Pizza et pasta font partie des incontournables de la gastronomie uruguayenne. Désormais installée en France, elle poursuit : « Si je veux me sentir en Uruguay, je vais dans une épicerie italienne ! »
D’autres régions américaines ont accueilli de très importantes populations venues d’Asie. Les communautés chinoises ou japonaises sont ainsi très présentes en Californie ou même au Brésil où la ville de São Paulo abriterait la plus importante population de Japonais hors de leur pays. Arrivés massivement pour servir de main-d’œuvre après l’abolition de l’esclavage, ces migrants venus de l’est apportèrent leur cuisine. Au Pérou, une branche entière de la gastronomie locale, dite « Nikkei », témoigne même de cette fusion entre le Japon et la culture culinaire péruvienne.
Au cœur du monde
Aujourd’hui, c’est sans doute aux États-Unis, à New York, que cette fusion américaine des genres est la plus visible, riche, ébouriffante ! Entre les quartiers investis par les différentes communautés de la planète (depuis la Chine jusqu’à la Russie en passant par l’Égypte ou Porto Rico) ; et la cuisine fusion des chefs les plus pointus de la sphère food, toutes les influences prennent ici corps dans une explosion de goûts et de couleurs. Nulle part ailleurs le choix n’est si vaste, la variété si étourdissante.
On trouve bien sûr tout ce qui fait la cuisine nord-américaine : les pizzerias, les delicatessen, la cuisine cajun, les barbecues texans, mais aussi, au-delà, toutes les cuisines du monde. Dans son livre sur l’Amérique, Jamie Oliver dit que « New York est comme un cocktail dont les différentes couches n’ont pas encore été mélangées ».
Gregory Marchand, chef étoilé au Frenchie, qui travailla deux ans au célèbre Gramercy Tavern de la Grosse Pomme, commente également, dans son livre : « La cuisine new-yorkaise est un melting-pot, avec une forte présence de l’Amérique du Sud. [...] C’est un autre continent, une autre culture, je l’ai vécue comme un choc. Une véritable claque. »
Alors, oublions nos clichés de hamburgers, de guacamole et de malbouffe, car les cuisines des Amériques vibrent des quatre coins du monde. Il est temps pour nous de les découvrir et, surtout, de les goûter.